– Non. Je veux seulement que mes copains te tiennent pendant que je t'arrangerai. C'est ça, la sélection darwinienne. En cet instant, je suis mieux adapté à la nature que toi, car tu es seul et moi j'ai des copains costauds. Tu te souviens de ça?
Il dénude une balafre au-dessus de son nombril.
– Le jour où tu m'as taillé cette estafilade, il s'est produit une désharmonie dans l'univers. Je dois y remettre bon ordre.
Il prend un peu d'élan et enfonce son couteau dans mon ventre. Ça fait vraiment très mal. Tout brûle et irradie à partir de mes entrailles. Je me plie en deux. Des flots de sang coulent sur mes genoux.
– Voilà qui rétablit l'équilibre, dit Piotr. L'univers est à nouveau en harmonie. Venez, les gars. Je m'affale sur les marches. Le sang coule à gros bouillons et se répand autour de moi. J'essaie de presser fort pour retenir tout ce liquide tiède dont j'ai tant besoin pour tenir.
J'ai froid.
Très froid. Mes doigts s'engourdissent. Je ne sens plus ce qui se passe à leur extrémité. La même torpeur gagne mes bras. Puis mes pieds, jusqu'au bout de mes orteils. J'ai l'impression de rétrécir. Mourir, c'est très pénible finalement. Je ne le recommande à personne. J'ai mal partout. La torpeur m'envahit tout entier. J'ai tellement froid. Je tremble.
Désormais des pans entiers de mon corps sont insensibles. Je ne peux plus ordonner à ma main de se mouvoir. Quand je lui ordonne de bouger elle reste là, à la même place, toujours pressée sur mon ventre. Je la regarde. Elle est comme un objet qui ne m'appartient plus. Que va-t-il se passer maintenant? J'ai l'impression qu'une lumière agréable m'attire là-haut.
J'ai peur.
Je m'évanouis.
Je meurs.
150. L'HUMANITÉ EST-ELLE SOLUBLE?
Igor va mourir! C'est beaucoup trop tôt. Vite, il faut le sauver.
Je me concentre sur un chat pour qu'il se rende sur le balcon et miaule. Puis je pousse sa propriétaire qui dort à se lever en lui envoyant des cauchemars. Elle se réveille, entend le chat, va le chercher sur le balcon. Je lui envoie l'intuition de regarder en bas à gauche. Elle voit Igor poignardé. Elle a pour premier réflexe de fermer la fenêtre et de ne rien faire. Je lui lance des signes funestes: crucifix qui se renverse, portes qui claquent, bourdonnement d'oreilles. Elle finit par faire le lien avec le corps, en bas. Mue par sa superstition, elle téléphone aux pompiers.
Dans la caserne des pompiers, ils dorment aussi. Je dois, là encore, les réveiller par des cauchemars.
Enfin le camion s'élance dans la nuit. Mais il y a des embouteillages et la sirène est en panne. Je dois prendre un par un les automobilistes pour leur insuffler l'intuition de regarder dans leur rétroviseur et de laisser passer les pompiers.
Les pompiers trouvent Igor. Je le suis jusqu'à l'hôpital et là je me débrouille pour que la meilleure équipe s'occupe de lui.
Et d'un.
Je fais tourner le triangle des sphères. Venus, elle aussi, est dans une mauvaise passe. Mais comment s'y prennent-ils pour se fourrer dans de tels pétrins! Je la vois en train d'être rongée par le désir de vengeance. Vite, j'agis sur Ludivine. Je lui ordonne d'aller voir Billy Watts, ensemble ils rejoignent Venus. Là, il faut tout remonter à la manivelle. Ludivine lui explique que si Chris Petters n'est pas puni par les hommes, il sera jugé en haut. Ça n'a pas l'air de convaincre ma cliente. Elle prétend que puisqu'on vit dans un monde cynique où les assassins restent impunis, elle ne voit pas pourquoi elle se donnerait du mal pour bien se comporter. Elle aussi, après tout, prend plus de plaisir dans la perversion que dans la rectitude.
Bon, là ça va être difficile.
Il faut que je la sorte du processus de vengeance vers lequel son esprit s'achemine. La vengeance c'est un «full time job» et elle n'a pas de temps à perdre à faire du mal aux autres.
La négociation est difficile. Finalement, j'obtiens d'elle un accord: elle veut bien renoncer à sa haine, mais elle exige la gloire pour ne plus avoir à redouter des monuments comme Petters. Si je m'attendais à négocier mes miracles avec mes clients! Je réponds seulement que je vais faire mon maximum.
Jacques, à présent. Il a enfin ce qu'il voulait, être publié, et voilà qu'il me fait une petite dépression nerveuse! Qu'est-ce qu'il veut? L'amour? Bon sang, c'est quand même incroyable! Depuis l'épisode de Gwendoline, ses besoins affectifs ont décuplé. Qu'est-ce que je vais pouvoir lui dénicher comme petite amie?… Comme je suis dans la forêt turquoise autour du lac, je demande à mon voisin s'il n'a pas une cliente célibataire en stock qui pourrait combler un vide affectif.
Je suis obligé d'interroger une dizaine d'anges avant de dénicher une mortelle qui puisse supporter les traits particuliers de caractère de mon client. Je la lui fais apparaître en rêve. Ça devrait aller.