À la maison forestière de Döllkranz, le cercueil est posé sur une voiture tirée par 6 chevaux, des groupes de cavaliers appartenant à la police personnelle de Goering ouvrent et ferment le cortège qui avance au milieu des bois noirs. C’est bien toute une Allemagne seigneuriale qui essaie de renaître – ou de ne pas mourir – avec le nazisme ; le descendant des Hohenzollern marche aux côtés de Goering et la foule des paysans, silencieuse, soumise, regarde passer les maîtres.
Peu à peu, les ministres, les hauts dignitaires se sont joints au cortège. Voici Adolf Hitler qui apparaît, suivi de Brückner, de Sepp Dietrich, de Meissner qui représente Hindenburg. Les cors retentissent, les uniformes noirs, les hêtres et les pins noirs, les têtes de mort sur les uniformes, la marche funèbre du Crépuscule des dieux, les visages lourds, la crypte entourée de blocs immenses, menhirs germaniques, et le sable argent, tout cela compose un tableau où se greffent le nazisme et le passé, unis pour honorer une morte et annoncer des temps de violence. Les choeurs s’élèvent : on chante le Trutzlied de Luther, on chante le choral
Autour de la crypte, les hommes sont figés, la voix du pasteur résonne nette et dure.
« La splendeur de la terre allemande t’enveloppe désormais pour toujours et dans la grandiose solitude de ces forêts, tu entendras retentir pour toi la gratitude, le salut et la paix de l’Allemagne ».
Brusquement alors qu’on s’apprête à descendre le cercueil, la foule s’ouvre. Himmler apparaît, son visage exprime la colère et l’émotion, il se dirige vers Goering et Hitler, leur parle à voix basse, Brückner s’approche, puis donne des ordres. Enfin la cérémonie reprend et Goering, accompagné du seul Chancelier du Reich, descend se recueillir dans la crypte. Himmler, entouré de quelques S.S. de haut grade, parle rapidement. Sur la route de Berlin à Karinhall, à quelques kilomètres à peine d’ici, on a tiré sur sa voiture des coups de feu : son pare-brise a été traversé. C’est un véritable miracle qu’il n’ait pas été blessé ou tué. Himmler réclame des représailles : il faudrait exécuter 40 communistes, car ce sont des communistes, entrés dans la S.A., précise le Reichsführer S.S., qui ont perpétré l’attentat. On se dirige vers sa voiture : le pare-brise est en effet étoilé. Bodenschatz, l’aide de camp de Goering, ancien pilote comme lui, examine le verre : une balle n’aurait jamais pu faire si peu de dégâts, l’incident est dû tout au plus à une pierre de la route. Mais il ne dit rien. Himmler parle toujours de l’attentat. Maintenant le mot même de communiste a disparu, il n’est plus question que de la menace S.A., du complot S.A. qui cherche à supprimer les chefs fidèles à Hitler.
Autour du cercueil de Karin, autour de cette crypte massive comme un rocher surgi des sables gris et cernée par la forêt noirâtre, alors que retentissent les cors de chasse et que Hitler, le visage grave, s’avance aux côtés de Goering, communiant avec lui dans cette cérémonie païenne, la Sturmabteilung de Roehm reparaît, isolée, menaçante, désignée à la vindicte, une vindicte qui sera le reflet violent de cette inhumation au coeur de la forêt profonde.
Après la cérémonie Hitler est rentré à Berlin. Ceux qui le côtoient durant le voyage de retour, puis à son arrivée à la chancellerie du Reich à la fin de la journée, sont frappés par l’expression recueillie et grave de son visage plus sévère que de coutume : le Führer paraît avoir été marqué par la mise en scène teutonique de l’inhumation, frappé par la place qui lui a été faite par Goering alors que descendait dans la crypte le cercueil de Karin. Sans doute est-il sensible aux liens d’un mysticisme païen qu’entre la morte, Goering et lui, la cérémonie a tissés. Le ministre-président a atteint son but : Roehm, ses S.A., exclus de ce monde mystérieux qui puise ses sources dans la mythologie germanique, là où dans les immenses forêts résonnent les cors, viennent de perdre dans l’esprit du Führer une nouvelle bataille. Le clan Goering-Himmler s’est par contre renforcé.