De nombreux sujets du royaume n’appréciaient guère que le Grand Orateur ait recueilli un bâtard au palais. La femme de son défunt frère, violée par un guerrier humain, avait accouché d’un fils. Quelques mois plus tard, elle était morte de chagrin. L’Orateur avait pris l’enfant en charge. Bien plus tard, quand il remarqua les liens qui unissaient sa fille chérie et le bâtard demi-elfe, il regretta sa générosité.
Tanis avait très vite pris conscience de sa situation. Ses origines humaines lui conféraient une maturité que la jeune elfe ne pouvait avoir. À l’âge de quatre-vingts ans, l’équivalant de vingt années humaines, Tanis quitta le Qualinesti. Le Grand Orateur le laissa partir sans regret, même s’il tenta de lui cacher ses sentiments. Mais tous deux savaient à quoi s’en tenir.
En revanche, Gilthanas n’avait pas pris de gants pour dire son fait à Tanis quant à son sentiment pour Laurana. Ses paroles blessantes restaient gravées dans le cœur du demi-elfe.
Le troisième jour à l’aube, les draconiens cherchèrent un endroit propice pour faire halte et se reposer. Abruptement, la caravane s’immobilisa. Tanis ouvrit un œil, surpris par cette entorse à la routine.
Au bord du chemin, un vieil homme en tunique blanche crottée, coiffé d’un chapeau pointu cabossé, discourait devant un arbre.
— Je te demande si tu m’as entendu ? s’enquit le bonhomme en agitant son bâton devant le chêne. J’ai dit « bouge ! », et j’entends que tu obéisses ! J’étais paisiblement assis sur ce rocher, dans la douceur du soleil levant, pour réchauffer ma vieille carcasse, quand tu as eu l’audace de me faire de l’ombre ! Déplace-toi, et vite, j’ai dit !
L’arbre ne fit rien du tout.
— Je ne saurais tolérer une telle outrecuidance ! reprit le vieillard, frappant l’arbre avec son bâton. Déplace-toi ou je vais te… je vais te…
— Enfermez-moi ce vieux fou, brailla Toede en galopant vers le vieillard.
— Ne me touche pas ! cria le vieux. Arrête plutôt cet arbre ! Obstruer le soleil ! Ça, c’est un délit !
Sans ménagement, les draconiens jetèrent le vieillard dans la cage des compagnons.
— Tu n’as rien, vieil homme ? s’enquit Lunedor. Je suis prêtresse de…
— Mishakal ! s’exclama-t-il en apercevant l’amulette autour du cou de la jeune femme. Très intéressant, ma… Mais comme tu fais jeune pour tes trois cents ans !
— Comment sais-tu… ? As-tu reconnu… ? bredouilla-t-elle, confuse. Je n’ai pas trois cents ans…
— Bien sûr que non, ma dame. Je suis désolé. Il ne faut jamais révéler l’âge des femmes en public. Pardonne-moi, je ne recommencerai plus. Ce sera notre petit secret. (Tass et Tika gloussèrent tout bas. Le regard du vieillard fit le tour de la cage.) C’est gentil à vous de me faire profiter du voyage. La route pour Qualinost est longue.
— Nous n’allons pas à Qualinost, coupa Gilthanas. Nous sommes prisonniers. On nous conduit dans les mines de Pax Tharkas.
— Ah bon ? Un autre convoi devrait bientôt passer par là, alors… J’aurais juré que c’était celui-ci.
— Quel est ton nom, vieil homme ? demanda Tika.
— Mon nom ? répéta-t-il, hésitant. Fizban ? Oui, c’est ça. Fizban.
— Fizban ! répéta Tass en pouffant de rire. Ce n’est pas un nom !
— Vraiment ? Quel dommage ! Il me plaisait beaucoup.
— C’est un très beau nom, dit Tika en jetant un regard noir au kender.
Brusquement, Raistlin fut pris d’une incoercible quinte de toux. Il semblait brûlant de fièvre et à bout de forces, car Lunedor n’était pas en mesure de guérir le feu intérieur qui le consumait.
— Il faudrait qu’il puisse boire sa mixture ! dit Caramon, angoissé. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état. Si ces salauds ne veulent pas entendre raison, je vais leur fendre le crâne, tous autant qu’ils sont !
— Nous leur parlerons dès que la caravane s’arrêtera, promit Tanis.
— Excusez-moi, vous permettez ? interrogea le vieillard.
Il imposa les mains sur la tête de Raistlin et murmura quelques mots. Caramon attrapa au vol « Fistandan…» et «… pas le moment ». C’était certainement une prière de guérison, comme celles de Lunedor, mais Raistlin y réagissait ! De façon bizarre, d’ailleurs. Il leva sur le vieillard des yeux pleins de terreur et l’agrippa par le bras. Un instant, il sembla qu’il le reconnût. Puis le vieillard lui passa la main devant les yeux, qui se troublèrent.
— Coucou ! dit-il, rayonnant. Mon nom est… Fizban.
— Tu es… un magicien ! s’exclama Raistlin, qui ne toussait plus.
— Oui, c’est possible, je crois bien.
— Je le suis aussi, dit Raistlin en essayant de se redresser.
— Pas possible ! C’est extraordinaire ! fit le vieillard en éclatant de rire à cette nouvelle, qui semblait beaucoup l’amuser. Krynn est petit ! Il faut que je t’enseigne quelques-uns de mes tours. J’en connais un… Il n’est pas mal. Une boule de feu… Voyons voir, comment ça marche, déjà ?
Le vieillard poursuivit son babillage jusqu’à ce que la caravane s’arrête, dans le soleil du petit matin.
3
Sauvés ! Le tour de magie de Fizban.