« Nan, c'est pas de ma faute. Ma seule faute, c'est d'avoir choisi un métier aussi pourri. À part bosser comme un con, je peux rien faire et le pire, tu vois, c'est que même si je le voulais, je saurais rien faire d'autre... Je sais pas si tu t'en rends compte, mais je travaille tous les jours sauf le lundi et le lundi, je viens te voir. Allons, ne fais pas l'étonnée... Je te l'avais dit que le dimanche, je prenais des extras pour payer ma moto, alors tu vois, j'ai pas un seul jour pour faire la grasse matinée, moi... Tous les matins, j'embauche à huit heures et demie et le soir, je quitte jamais avant minuit... Du coup, je suis obligé de dormir l'après-midi pour tenir le coup.
« Alors, voilà, regarde, c'est ça, ma vie : c'est rien. Je fais rien. Je vois rien. Je connais rien et le pire, c'est que je comprends rien... Dans ce bordel, y avait qu'un truc de positif, un seul, c'était la piaule que je m'étais dégotée chez cette espèce de type bizarre dont je te parle souvent. Le noble, tu sais ? Bon, eh bien même ça, ça merde aujourd'hui... Il nous a ramené une fille qu'est là maintenant, qui vit avec nous et qui me fait caguer à un point que tu peux même pas imaginer... C'est même pas sa copine en plus ! Ce mec-là, je sais pas si y tirera son coup un jour, euh.... pardon, s'il franchira le pas un jour.... Nan, c'est juste une pauvre fille qu'il a pris sous son aile et maintenant, l'ambiance est devenue carrément lourdingue dans l'appart et je vais devoir me trouver autre chose... Bon, mais ça c'est pas grave encore, j'ai déménagé tellement de fois que j'en suis plus à une adresse près... Je m'arrangerai toujours... Par contre, pour toi, je peux pas m'arranger tu comprends ? Pour une fois, je suis avec un chef qu'est bien. Je te raconte souvent comment il gueule et tout ça, n'empêche, il est correct comme gars. Non seulement y a pas d'embrouille avec lui, mais en plus c'est un bon... J'ai vraiment l'impression de progresser avec lui, tu comprends ? Alors je peux pas le planter comme ça, en tout cas pas avant la fin du mois de juillet. Parce que je lui ai dit pour toi, tu sais... Je lui ai dit que je voulais revenir travailler au pays pour me rapprocher de toi et je sais qu'il m'aidera, mais avec le niveau que j'ai aujourd'hui, je ne veux plus accepter n'importe quoi. Si je reviens par ici, c'est soit pour être second dans un gastro, soit pour être chef dans un tradi. Je veux plus faire le larbin maintenant, j'ai assez donné... Alors tu dois être patiente et arrêter de me regarder comme ça parce que sinon, je te le dis franchement : je ne viendrai plus te voir.
« Je te le répète, j'ai qu'une journée de congé par semaine et si cette journée-là doit me déprimer, eh ben c'est la fin des haricots pour moi... En plus, ça va être les fêtes et je vais bosser encore plus que d'habitude, alors tu dois m'aider aussi, merde...
« Attends, une dernière chose... Y a une bonne femme qui m'a dit que tu voulais pas voir les autres, note bien je te comprends parce qu'y sont pas jojos les copains, mais tu pourrais au moins assurer un minimum... Ça se trouve, y a une autre Paulette, qu'est là, cachée dans sa chambre et qu'est aussi perdue que toi... Peut-être qu'elle aussi elle aimerait bien causer de son jardin et de son merveilleux petit-fils, mais comment tu veux qu'elle te trouve si tu restes là, à bouder comme une gamine ?
Elle le regardait, interloquée.
— Voilà, c'est bon. J'ai dit tout ce que j'avais sur le coeur et maintenant j'arrive plus à me relever parce que j'ai mal au c... aux fesses. Alors ? Qu'est-ce que t'es en train de coudre, là ?
— C'est toi, Franck ? C'est bien toi ? C'est la première fois de ma vie que je t'entends causer aussi longtemps... Tu n'es pas malade au moins ?
— Nan, je suis pas malade, je suis juste fatigué. J'en ai plein le dos, tu comprends ?
Elle le dévisagea longuement puis secoua la tête comme si elle sortait enfin de sa torpeur. Elle souleva son ouvrage :
— Oh, ce n'est rien... C'est à Nadège, une gentille petite qui travaille là le matin. Je lui raccommode son pull... D'ailleurs, est-ce que tu peux me passer le fil dans l'aiguille, là, parce que je ne trouve plus mes lunettes ?
— Tu veux pas te rasseoir dans ton lit que je prenne le fauteuil ?
À peine s'était-il avachi, qu'il s'endormit. Du sommeil du juste.
Le bruit du plateau le réveilla.
— C'est quoi, ça ?
— Le dîner.
— Pourquoi tu descends pas ?
— On est toujours servis dans nos chambres le soir...
— Mais il est quelle heure, là ?
— Cinq heures et demie.
— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Ils vous font bouffer à cinq heures et demie ?
— Oui, le dimanche c'est comme ça. Pour leur permettre de partir plus tôt...
— Pff... Mais qu'est-ce que c'est ? Ça pue, non ?
— Je ne sais pas ce que c'est et je préfère ne pas savoir...
— C'est quoi là ? Du poisson ?
— Non, on dirait plutôt un gratin de pommes de terre, tu ne crois pas ?
— Arrête, ça sent le poisson... Et ça, c'est quoi, ce truc marron, là ?
— Une compote...
— Non?
— Si, je crois...
— T'es sûre ?