Читаем Ensemble, c’est tout полностью

— En fait, t'es une fille normale...

— Pourquoi tu me dis ça ? Bien sûr que je suis une fille normale...

— Tu es déçu ?

— Non.

— ...

— C'est quoi ce que tu lis ?

— Un carnet de voyage...

— C'est bien ?

— Super...

— Ça raconte quoi ?

— Oh... Je ne sais pas si ça t'intéresserait...

— Nan, je te le dis carrément, ça m'intéresse pas du tout, ricana-t-il, mais j'aime bien quand tu racontes... Tu sais, je l'ai réécouté le disque de Marvin hier...

— Ah bon ?

— Ouais...

— Et alors ?

— Ben le problème, c'est que je comprends rien... C'est pour ça que je vais aller bosser à Londres d'ail, leurs... Pour apprendre l'anglais...

— Tu pars quand ?

— Normalement, je devais prendre une place après l'été, mais là, c'est le bordel... À cause de ma grand-mère justement... À cause de Paulette...

— Qu'est-ce qu'elle a ?

— Pff... j'ai pas très envie d'en parler... Raconte-moi ton livre de voyages plutôt...

Il approcha sa chaise.

— Tu connais Albrecht Durer ?

— L'écrivain ?

— Non. Le peintre.

— Jamais entendu parler...

— Si, je suis sûre que tu as vu certains de ses dessins... Il y en a qui sont très célèbres... Un lièvre... Des herbes folles... Des pissenlits...

— ...

— Moi, c'est mon dieu. Enfin... j'en ai plusieurs, mais lui c'est mon dieu numéro un... T'en as des dieux, toi?

— Euh...

— Dans ton travail ? Je sais pas, moi... Escoffier, Carême, Curnonsky ?

— Euh...

— Bocuse, Robuchon, Ducasse ?

— Ah, tu veux dire des modèles ! Oui, j'en ai mais ils ne sont pas connus... enfin moins connus... Moins bruyants, quoi... Tu connais Chapel ?

— Non.

— Pacaud ?

— Non.

— Senderens ?

— Le type de Lucas Carton ?

— Oui... C'est dingue tout ce que tu connais... Comment tu fais ?

— Attends, je le connais, comme ça, de nom, mais je n'y suis jamais allée...

— Lui, c'est un bon... J'ai même un livre dans ma chambre... Je te montrerai... Lui ou Pacaud, pour moi, ce sont des maîtres... Et s'ils sont moins connus que les autres, c'est parce qu'ils sont dans leur cuisine, justement... Enfin, je te dis ça, j'en sais rien... C'est l'idée que je m'en fais... Peut-être que je me goure complètement...

— Mais entre cuisiniers, vous parlez quand même ? Vous vous racontez vos expériences ?

— Pas tellement... On est pas très bavards, tu sais... On est trop crevés pour jacter. On se montre des trucs, des tours de mains, on échange des idées, des morceaux de recettes qu'on a piquées ici ou là, mais ça va rarement plus loin...

— C'est dommage...

— Si on savait s'exprimer, faire des belles phrases et tout ça, on ferait pas ce boulot-là, c'est clair. Enfin moi en tout cas, j'arrêterais tout de suite.

— Pourquoi ?

— Parce que... Ça rime à rien... C'est de l'esclavage... T'as vu ma vie ? C'est n'importe quoi. Bon... euh... j'aime pas du tout parler de moi... Alors, ton livre, là ?

— Oui, mon livre... Justement, c'est le journal tenu par Durer pendant son voyage aux Pays-Bas entre 1520 et 1521... Une espèce de carnet ou d'agenda... C'est surtout la preuve que j'ai bien tort de le considérer comme un dieu. La preuve que c'était un type normal lui aussi. Qui comptait ses sous, qui enrageait quand il réalisait qu'il venait de se faire rouler par les douaniers, qui laissait toujours tomber sa femme, qui ne pouvait pas s'empêcher de perdre de l'argent au jeu, qui était naïf, gourmand, macho et un peu orgueilleux aussi... Mais bon, ce n'est pas très important tout ça, au contraire, Ça le rend plus humain... Et... Euh... Je continue ?

— Oui.

— Au départ, c'est un voyage qu'il a entrepris pour un motif grave, à savoir sa survie, celle de sa famille et des gens qui travaillaient avec lui dans son atelier. Jusqu'à présent, il était sous la protection de l'Empe reur Maximilien Ier. Un type complètement mégalo qui lui avait passé une commande de folie : le représenter en tête d'un cortège extraordinaire pour l'immortaliser à tout jamais... Une œuvre qui sera finalement imprimée quelques années plus tard et qui fera plus de cinquante-quatre mètres de long... T'imagines le truc ?

« Pour Durer, c'était du pain bénit... Des années de boulot assuré... Manque de bol, le Maximilien cane peu de temps après, et du coup, sa rente annuelle est compromise... Le drame... Donc, voilà notre homme qui part sur les routes avec sa femme et sa servante sous le bras pour aller faire des risettes à Charles Quint, le futur empereur, et à Marguerite d'Autriche, la fille de son ancien protecteur, parce qu'il faut absolument que cette rente officielle soit reconduite...

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