Lauren déplia ses jambes, bâilla longuement en étirant ses bras vers le ciel, et sauta sur ses deux pieds joints.
Tout en se frottant les cheveux elle passa derrière le comptoir, ouvrit le réfrigérateur, bâilla à nouveau, sortit beurre, confiture, toasts, boîte pour le chien, un paquet entamé de jambon de Parme, un morceau de Gouda, une tasse de café, deux pots de lait, une coupe de compote de pommes, deux yogourts nature, des céréales, un demi-pamplemousse ; l'autre moitié resta sur l'étagère du bas. Kali la regardant en hochant la tête à plusieurs reprises, Lauren lui fit les gros yeux et cria :
- J'ai faim !
Comme d'habitude, elle commença par préparer le petit déjeuner de sa protégée dans une lourde gamelle en terre cuite.
Elle composa ensuite son propre plateau et se mit à son bureau. De là, elle pouvait en tournant légè-
rement la tête contempler Saussalito et ses maisons accrochées aux collines, le Golden Gâte tendu comme un trait d'union entre les deux côtes de la baie, le port de pêche de Tiburon, et sous elle, les toits qui s'étendaient en escaliers jusqu'à la Marina.
Elle ouvrit la fenêtre en grand, la ville était totalement silencieuse. Seules les cornes de brume des grands cargos en partance pour la Chine, mêlées aux cris des mouettes, venaient rythmer la langueur de ce matin. Elle s'étira à nouveau et s'attaqua d'un vif appétit à ce petit déjeuner gargantuesque. Hier soir elle n'avait pas dîné, faute de temps. Par trois reprises elle avait bien essayé d'avaler un sandwich, mais à chaque tentative son « beeper » avait gre-lotté, la rappelant à une nouvelle urgence. Lorsqu'on la rencontrait et qu'on l'interrogeait sur son métier, elle répondait invariablement : « Pressée. » Après avoir dévoré une bonne partie de son festin, elle déposa son plateau dans l'évier et se rendit dans sa salle de bains.
Elle fit glisser ses doigts sur les persiennes en bois pour les incliner, abandonna sa chemise de cotonnade blanche à ses pieds, et entra sous la douche. Le puissant jet d'eau tiède acheva de la réveiller.
En sortant de la douche, elle enroula une serviette autour de sa taille, laissant ses jambes et ses seins nus.
Face à la glace, elle fit la moue, se décida pour un maquillage léger, enfila un jean, un polo, enleva le jean, passa une jupe, enleva la jupe et remit le jean. Dans l'armoire elle prit un sac polochon en toile, y jeta quelques affaires, son nécessaire de toilette, et se sentit fin prête pour son week-end. En se retournant elle regarda l'étendue du désordre régnant, vêtements au sol, serviettes éparses, vaisselle dans l'évier, literie défaite, prit un air très décidé et clama à voix haute en s'adressant à tous les objets du lieu :
- On ne dit rien, on ne râle pas, je rentre tôt demain et je vous range pour la semaine !
Puis elle attrapa un crayon et un papier et rédigea la note suivante, avant de la coller sur la porte du réfrigérateur avec un gros aimant en forme de gre-nouille :
Maman,
Merci pour la chienne, surtout ne range rien, je m'occupe de tout en rentrant.
Je passe chercher Kali directement chez toi dimanche vers 5 heures. Je t'aime, ta Docteur pré-
férée.
Elle enfila son manteau, caressa tendrement la tête de sa chienne, posa un baiser sur son front, et claqua la porte de la maison.
Elle descendit les marches du grand escalier, passa par l'extérieur pour rejoindre le garage, et sauta presque à pieds joints dans son vieux cabriolet.
- Partie, je suis partie, se répétait-elle. Je ne peux pas y croire, c'est un vrai miracle, reste encore à ce que tu veuilles bien démarrer. Amuse-toi ne serait-ce qu'à tousser une fois, je noie ton moteur avec du sirop avant de te jeter à la casse et je te remplace par une jeune voiture tout électroni-que, sans starter et sans états d'âme quand il fait froid le matin, tu as bien compris, j'espère ?
Contact !
Il faut croire que la vieille anglaise fut très impressionnée par la conviction des propos de sa maîtresse, car son moteur se mit en route au premier tour de clé. Une belle journée s'annonçait.
Lauren démarra lentement pour ne pas réveiller le voisinage. Green Street est une jolie rue bordée d'arbres et de maisons. Ici, les gens se connaissent, comme dans un village. Six croisements avant Van Ness, l'une des deux grandes artères qui traversent la ville, elle passa la vitesse supérieure. Une lumière pâle, se chargeant de couleurs au fil des minutes, réveillait progressivement les perspectives éblouis-santes de la ville. Dans les rues désertes la voiture filait à vive allure. Lauren goûtait à l'ivresse de ce moment. Les pentes de San Francisco sont particulièrement propices à ces sensations de vertige.
Virage serré dans Sutter Street. Bruit et cliquetis dans la direction. Descente abrupte vers Union Square, il est six heures trente, la platine cassette déroule une musique lue à tue-tête, Lauren est heureuse, comme elle ne l'a pas été depuis fort longtemps. Chassés le stress, l'hôpital, les obligations.