Il s'exécuta sur-le-champ et sans qu'il eut à renouveler sa question elle posa sa main sur sa joue ombrée par la barbe naissante, elle le caressa, glis-sant vers son menton, entourant sa nuque avec une infinie tendresse. Ses yeux se gonflèrent de larmes et elle lui parla.
- C'est le moment, mon amour, ils m'enlèvent, je suis en train de disparaître.
- Non ! dit-il en la serrant encore plus fort.
- Bon Dieu, comme je ne veux pas te quitter, j'aurais voulu que cette vie avec toi ne cesse jamais, avant même qu'elle ne commence.
- Tu ne peux pas partir, il ne faut pas, résiste-leur, je t'en supplie !
- Ne dis rien, écoute-moi, je sens que j'ai peu de temps. Tu m'as donné ce que je ne soupçonnais pas ; je n'imaginais pas avant de vivre par toi que l'amour puisse apporter tant de choses aussi simples. Rien de ce que j'ai vécu avant toi ne valait une seule des secondes que nous avons passées ensemble. Je veux que tu saches pour toujours à quel point je t'aurai aimé ; je ne sais pas vers quelles rives je pars, mais s'il existe un ailleurs, je conti-nuerai à t'y aimer avec toute cette force et toute cette joie dont tu as rempli ma vie.
- Je ne veux pas que tu partes !
- Chut, ne dis rien, écoute-moi.
Et tandis qu'elle parlait son apparence se faisait transparente. Sa peau devenait claire comme de l'eau. Déjà au creux de ses bras, son étreinte se resserrait sur un vide qui s'installait petit à petit. Il lui semblait qu'elle devenait évanescente.
- J'ai la couleur de tes sourires dans mes yeux, reprit-elle. Merci de tous ces rires, de toute cette tendresse. Je veux que tu vives, que tu reprennes le cours de ta vie quand je ne serai plus là.
- Je ne pourrai plus sans toi.
- Non, ce que tu portes en toi, ne le garde pas pour toi, tu devras le donner à une autre, ce serait trop de gâchis.
- Ne pars pas, je t'en supplie. Lutte.
- Je ne peux pas, c'est plus fort que moi. Je n'ai pas mal, tu sais, j'ai juste l'impression que tu t'éloignes, je t'entends comme dans du coton, je commence à te voir trouble. J'ai si peur, Arthur. J'ai si peur sans toi. Retiens-moi encore un peu.
- Je te serre, tu ne me sens plus ?
- Plus très bien, mon Arthur.
Ainsi pleuraient-ils tous les deux, pudiquement, silencieusement ; ils comprenaient mieux encore le sens d'une seconde de vie, la valeur d'un instant, l'importance d'un seul mot. Ils s'étreignirent. En quelques minutes d'un baiser inachevé, elle finit de disparaître. Les bras d'Arthur se refermèrent sur eux-mêmes ; il se recroquevilla de douleur et se mit à pleurer en hurlant.
Tout son corps tremblait. Sa tête se balançait sur les côtés, en un mouvement incontrôlé. Ses doigts étaient serrés si fortement que la paume de ses mains en était griffée jusqu'au sang.
Le « Non » qu'il hurla en une plainte animale résonna dans la pièce à en faire vibrer les vitres. Il essaya de se relever mais vacilla et tomba à même le sol, ses bras restaient enserrés autour de son torse.
Il perdit connaissance pendant plusieurs heures. Il ne reprit ses esprits que bien plus tard. Son teint était pâle. Il se sentait sans force. Il se traîna jusqu'au rebord de la fenêtre, là où elle aimait tant se poser, et s'y laissa choir, le regard sans vie.
Arthur plongea dans le monde de l'absence, avec son drôle de goût lorsqu'elle résonne dans la tête.
Elle pénétra sourdement dans ses veines, infiltrant son cœur qui se mit à battre chaque jour à un rythme différent de celui de la veille.
Aux premiers jours elle suscita en lui la colère, le doute, la jalousie ; pas des autres mais des moments volés, du temps qui passait. L'absence sournoise, en s'infiltrant, modifiait ses émotions, les aiguisait, les affûtait, les rendant plus tranchantes.
Au début on l'aurait cru faite pour le blesser, mais bien loin de là, l'émotion prenait son profil le plus fin pour mieux raisonner en lui. Il ressentait le manque, celui de l'autre, de l'amour jusque dans sa chair, de l'envie du corps, du nez qui cherche une odeur, de la main qui cherche le ventre pour y poser une caresse, de l'œil qui au travers de ses larmes ne voit plus que des souvenirs, de la peau qui cherche la peau, de l'autre main qui se referme sur le vide, de chaque phalange se recroquevillant méthodiquement au rythme qu'elle impose, du pied qui tombe et se balance dans le vide.
Il resta ainsi prostré chez lui de longues journées et de tout aussi longues nuits. Il allait de sa table d'architecte où il écrivait des lettres à un fantôme, à son lit où il contemplait le plafond sans même le voir. Son téléphone était décroché, renversé sur le côté et ce depuis longtemps, sans qu'il y prête attention. Cela lui était égal, il n'attendait désormais plus aucun appel. Rien n'avait plus d'importance.
Il sortit à la fin d'une journée étouffante, essayant de chercher de l'air. Il pleuvait ce soir-là, il enfila une gabardine et trouva simplement la force de traverser la rue pour se poster sur le trottoir d'en face.