– Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines et Falkland… Le port d’Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chassés de vive force; de là, fureur de l’Angleterre: elle menace les Espagnols des dernières extrémités si on ne lui donne satisfaction.
– Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se démêler.
– Sire, et le pacte de famille? Pourquoi avez-vous tenu à faire signer ce pacte, qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre?
Le roi baissa la tête.
– Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul; vous avez une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prétexte et l’excuse.
– Alors, duc, alors la paix à l’intérieur; n’ayons pas la guerre partout.
– Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc affectant de ne pas comprendre.
– Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne ressemblent pas du tout aux vôtres; mettons l’accord entre tous ces systèmes: voyons, mon cher duc, que je vive heureux.
– Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit complet, sire.
– Voilà parler. Eh bien, venez donc dîner avec moi aujourd’hui.
– À Versailles, sire?
– Non, à Luciennes.
– Oh! mon regret est grand, sire; mais ma famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.
– Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc? Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre marquise.
Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi étouffé sortit de sa poitrine.
– Madame de Pompadour était une femme bien jalouse de la gloire de Votre Majesté, dit-il; elle avait de hautes idées politiques. J’avoue que son génie sympathisait avec mon caractère. Souvent, sire, je me suis attelé de front avec elle aux grandes entreprises qu’elle formait; oui, nous nous entendions.
– Mais elle se mêlait de politique, duc, et tout le monde le lui reprochait.
– C’est vrai.
– Celle-ci, au contraire, est douce comme un agneau; elle n’a pas encore fait signer une lettre de cachet, même contre les pamphlétaires et les chansonniers. Eh bien, on lui reproche ce qu’on louait chez l’autre. Ah! duc, c’est fait pour dégoûter du progrès… Voyons, venez-vous faire votre paix à Luciennes?
– Sire, veuillez assurer madame la comtesse du Barry que je la trouve une femme charmante et digne de tout l’amour du roi; mais…
– Ah! voilà un mais, duc…
– Mais, poursuivit M. de Choiseul, ma conviction est que, si Votre Majesté est nécessaire à la France, aujourd’hui un bon ministre est plus nécessaire à Votre Majesté qu’une charmante maîtresse.
– N’en parlons plus, duc, et demeurons bons amis. Mais câlinez madame de Grammont, qu’elle ne complote plus rien contre la comtesse; les femmes nous brouilleraient.
– Madame de Grammont, sire, veut trop plaire à Votre Majesté. C’est là son tort.
– Et elle me déplaît en nuisant à la comtesse, duc.
– Aussi madame de Grammont part-elle, sire, on ne la verra plus: ce sera un ennemi de moins.
– Ce n’est pas ainsi que je l’entends, vous allez trop loin. Mais la tête me brûle, duc, nous avons travaillé ce matin comme Louis XIV et Colbert, nous avons été
– Je suis serviteur de Votre Majesté, répliqua M. de Choiseul.
– Vous m’enchantez, vous êtes un homme impayable; donnez-moi votre bras, je suis tout étourdi.
Le duc se hâta d’offrir son bras à Sa Majesté.
Il devinait qu’on allait ouvrir les portes à deux battants, que toute la cour était dans la galerie, qu’on allait le voir dans cette splendide position; après avoir tant souffert, il n’était pas fâché de faire souffrir ses ennemis.
L’huissier ouvrit en effet les portes, et annonça le roi dans la galerie.
Louis XV, toujours causant avec M. de Choiseul et lui souriant, se faisant lourd sur son bras, traversa la foule sans remarquer ou sans vouloir remarquer combien Jean du Barry était pâle et combien M. de Richelieu était rouge.
Mais M. de Choiseul vit bien cette différence de nuances. Il passa le jarret tendu, le cou raide, les yeux brillants, devant les courtisans, qui se rapprochaient autant qu’ils s’étaient éloignés le matin.
– Là, dit le roi au bout de la galerie, duc, attendez-moi, je vous emmène à Trianon. Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit.
– Je l’ai gardé dans mon cœur, répliqua le ministre, sachant bien qu’avec cette phrase aiguisée il perçait l’âme de tous ses ennemis.
Le roi rentra chez lui.
M. de Richelieu rompit la file et vint serrer dans ses deux mains maigres la main du ministre, en lui disant: