M. de Richelieu savait à quoi s’en tenir sur Philippe et il aurait pu sciemment annoncer son retour; car, le matin, en sortant de Versailles pour se rendre à Luciennes, il l’avait rencontré sur la grand-route, se dirigeant vers Trianon, et il l’avait croisé d’assez près pour avoir remarqué sur son visage tous les symptômes de la tristesse et de l’inquiétude.
Philippe, en effet, oublié à Reims; Philippe, après avoir passé par tous les degrés de la faveur, puis de l’indifférence et de l’oubli; Philippe, ennuyé d’abord de recevoir toutes les marques d’amitié de tous les officiers jaloux de son avancement, puis les attentions même de ses supérieurs; Philippe, au fur et à mesure que la défaveur avait terni de son souffle cette brillante fortune, Philippe s’était dégoûté de voir les amitiés changées en froideur, les attentions en rebuffades; et, dans cette âme si délicate, la douleur avait pris tous les caractères du regret.
Philippe regrettait donc bien sa lieutenance de Strasbourg, alors que la dauphine était entrée en France; il regrettait ses bons amis, ses égaux, ses camarades; il regrettait surtout l’intérieur calme et pur de la maison paternelle, auprès du foyer dont La Brie était le grand prêtre. Toute peine trouvait sa consolation dans le silence et l’oubli, ce sommeil des esprits actifs; puis la solitude de Taverney, qui attestait la décadence des choses aussi bien que la ruine des individus, avait quelque chose de philosophique qui parlait d’une voix puissante au cœur du jeune homme.
Mais ce que Philippe regrettait surtout, c’était de n’avoir plus le bras de sa sœur, et son conseil presque toujours si juste, conseil né de la fierté bien plutôt que de l’expérience; car les âmes nobles ont cela de remarquable et d’éminent, qu’elles planent involontairement et par leur nature même au-dessus du vulgaire, et souvent aussi, par leur élévation même, échappent aux froissements, aux blessures et aux pièges, ce que l’adresse des insectes humains d’un ordre inférieur, si habitués qu’ils soient à louvoyer, à ruser, à méditer dans la fange, ne réussit pas toujours à éviter.
Aussitôt que Philippe eut senti l’ennui, le découragement lui vint, et le jeune homme se trouva si malheureux dans son isolement, qu’il ne voulut pas croire qu’Andrée, cette moitié de lui-même, pût être heureuse à Versailles, lorsque lui, moitié d’Andrée, souffrait si cruellement à Reims.
Il écrivit donc au baron la lettre que l’on connaît, et dans laquelle il lui annonçait son prochain retour. Cette lettre n’étonna personne et surtout pas le baron; ce qui l’étonnait, au contraire, c’était que Philippe eût eu cette patience d’attendre ainsi, lorsque lui était sur des charbons ardents et, depuis quinze jours, suppliait Richelieu, chaque fois qu’il le voyait, de brusquer l’aventure.
Philippe, n’ayant pas reçu le brevet dans le délai qu’il avait fixé lui-même, prit donc congé de ses officiers sans paraître remarquer leurs dédains et leurs sarcasmes, dédains et sarcasmes assez voilés d’ailleurs par la politesse, qui était encore une vertu française à cette époque, et par le respect naturel qu’inspire toujours un homme de cœur.
En conséquence, à l’heure où il était convenu avec lui-même qu’il partirait, heure jusqu’à laquelle il avait attendu son brevet avec plus de crainte que de désir de le voir arriver, il monta à cheval et reprit la route de Paris.
Les trois jours de voyage qu’il avait à faire lui parurent d’une longueur mortelle et, plus il approchait, plus le silence de son père à son égard, et surtout celui de sa sœur, qui avait tant promis de lui écrire au moins deux fois la semaine, prenaient des proportions effrayantes.
Philippe arrivait donc vers midi à Versailles, nous l’avons dit, comme M. de Richelieu en sortait. Philippe avait marché une partie de la nuit, n’ayant défini que quelques heures à Melun; il était si préoccupé, qu’il ne vit pas M. de Richelieu dans sa voiture et ne reconnut même pas sa livrée.
Il se dirigea tout droit vers la grille du parc où il avait fait ses adieux à Andrée, le jour de son départ, alors que la jeune fille, sans raison aucune de s’affliger, puisque la prospérité de la famille était au comble, sentait pourtant monter à son cerveau les prophétiques vapeurs d’une tristesse incompréhensible.
Aussi, ce jour-là, Philippe avait-il été frappé d’une crédulité superstitieuse aux douleurs d’Andrée; mais, peu à peu, l’esprit redevenu maître de lui-même avait secoué le joug et, par un étrange hasard, c’était lui, Philippe, qui, sans raison, après tout, revenait aux mêmes lieux en proie aux mêmes alarmes, et sans trouver, hélas! même dans sa pensée, de consolation probable à cette insurmontable tristesse qui semblait un pressentiment, n’ayant pas de cause.
Au moment où son cheval, lancé sur les cailloux de la contre-allée, faisait jaillir le bruit avec les étincelles, quelqu’un, attiré sans doute par ce bruit, sortit des haies taillées en charmilles.
C’était Gilbert tenant une serpe à la main.
Le jardinier reconnut son ancien maître.