Depuis quelques semaines, l’âme de Clélia était tellement agitée, elle savait si peu elle-même ce qu’elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à son père, elle s’était presque laissé engager. Dans un de ses accès de colère, le général s’était écrié qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignât faire un choix.
– Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élève à plus de cent mille écus par an. Tout le monde à la cour s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux; jamais il n’a donné de sujet de plainte à personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’étais mis à la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d’être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l’épousez dans deux mois!…
Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c’était la menace d’être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu’elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Etre séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie! c’était à ses yeux le plus grand des maux, c’en était du moins le plus immédiat.
Ce n’est pas que, même en n’étant pas éloignée de Fabrice, son cœur trouvât la perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée. L’extrême réserve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confiné, de peur de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d’arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d’être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le cœur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce cœur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!
Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez facilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d’une demoiselle, depuis qu’elle était chanoinesse et qu’elle allait à la cour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que s’étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de légèreté dans ses relations de cœur. Il était en prison, il s’ennuyait, il faisait la cour à l’unique femme à laquelle il pût parler; quoi de plus simple? quoi même de plus commun? et c’était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une révélation complète, elle eût appris que Fabrice n’aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la sincérité de ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses sentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son cœur, Fabrice n’était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique? n’était-il pas à la veille de se lier par des vœux éternels? Les plus grandes dignités ne l’attendaient-elles pas dans ce genre de vie? S’il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon père de m’enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et pour comble de misère, c’est précisément la crainte d’être éloignée de la citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C’est cette crainte qui me force à dissimuler, qui m’oblige au hideux et déshonorant mensonge de feindre d’accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.