– Je me trouve bien peu d’expérience pour régner. Le comte m’humilie par ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que je suis un enfant qu’il mène où il veut. Pour être prince, madame, on n’en est pas moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin de donner de l’invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l’on m’a fait appeler au ministère ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce général Conti qui le croit encore tellement puissant, qu’il n’ose avouer que c’est lui ou la Raversi qui l’ont engagé à faire périr votre neveu; j’ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le général Fabio Conti; les juges verront s’il est coupable de tentative d’empoisonnement.
– Mais, mon prince, avez-vous des juges?
– Comment? dit le prince étonné.
– Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d’un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre cour.
Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait: «Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis Crescenzi devient impossible.»
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut ébloui d’admiration. En faveur du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui déclarée avec colère à l’ex-gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative d’empoisonnement; mais, par l’avis de la duchesse, il l’exila jusqu’à l’époque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n’aimer plus Fabrice d’amour, mais elle désirait encore passionnément le mariage de Clélia Conti avec le marquis; il y avait là le vague espoir que peu à peu elle verrait disparaître la préoccupation de Fabrice.
Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:
– Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires à demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois, les fréquentes allusions faites par le prince à une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement nécessaire qu’elle pourrait obtenir un ajournement indéfini en disant au prince: «Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre à cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats.»
Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très philosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.
Une singulière difficulté s’éleva pour le procès de Fabrice: les juges voulaient l’acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le comte eut besoin d’employer la menace pour que le procès durât au moins huit jours, et que les juges se donnassent la peine d’entendre tous les témoins. «Ces gens sont toujours les mêmes», se dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans cette place.