Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l’oreille de la marquise, qui l’avait invité à dîner; il dépêcha donc, en fort peu de mots, l’histoire réclamée, et le marquis, à moitié endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre manière avec la pauvre marquise. Elle était restée tellement jeune et naïve au milieu de sa haute fortune, qu’elle crut devoir réparer la grossièreté avec laquelle le marquis venait d’adresser la parole au Gonzo. Charmé de ce succès, celui-ci retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir, non moins qu’un devoir, d’entrer avec elle dans des détails infinis.
La petite Anetta Marini donnait jusqu’à un sequin par place qu’on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l’ancien caissier de son père. Ces places, qu’elle faisait garder dès la veille, étaient choisies en général presque vis-à-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elle avait remarqué que le coadjuteur se tournait souvent vers l’autel. Or, ce que le public avait remarqué aussi, c’est que non rarement les yeux si parlants du jeune prédicateur s’arrêtaient avec complaisance sur la jeune héritière, cette beauté si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dès qu’il avait les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent du cœur; et les dames, pour qui l’intérêt cessait presque aussitôt, se mettaient à regarder la Marini et à en médire.
Clélia se fit répéter jusqu’à trois fois tous ces détails singuliers. A la troisième, elle devint fort rêveuse; elle calculait qu’il y avait justement quatorze mois qu’elle n’avait vu Fabrice. «Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passer une heure dans une église, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur célèbre? D’ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu’une fois en entrant et une autre fois à la fin du sermon… Non, se disait Clélia, ce n’est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prédicateur étonnant!» Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait été si belle depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-même, si la première femme qui viendra ce soir a été entendre prêcher monsignore del Dongo, j’irai aussi; si elle n’y est point allée, je m’abstiendrai.
Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:
– Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église? Ce soir, avant que vous ne sortiez, j’aurai peut-être une commission à vous donner.
A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l’air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l’objection que depuis dix mois elle n’y avait pas mis les pieds. Elle était vive, animée; elle avait des couleurs. Le soir, à chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son cœur palpitait d’émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du premier coup d’œil, vit qu’il allait être l’homme nécessaire pendant huit jours. «La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l’amoureux! Ma foi, le billet d’entrée ne serait pas trop payé à deux francs.» Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirée, il coupait la parole à tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le marquis de Pequigny, qu’il avait apprise la veille d’un voyageur français). La marquise, de son côté, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, où le marquis n’avait admis que des tableaux coûtant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-là qu’ils fatiguaient le cœur de la marquise à force d’émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c’était la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d’usage, Clélia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois la question:
– Que dites-vous du prédicateur à la mode? qu’elle n’avait point entendue d’abord.
– Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de l’illustre comtesse Mosca; mais à la dernière fois qu’il a prêché, tenez, à l’église de la Visitation, vis-à-vis de chez vous, il a été tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l’homme le plus éloquent que j’aie jamais entendu.
– Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute tremblante de bonheur.
– Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m’écoutiez donc pas? Je n’y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu’il est attaqué de la poitrine, et que bientôt il ne prêchera plus!
A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.