Dans la galerie étroite, presque intime sous l'éclairage doux de ses hautes bougies rouges où Courcelles avait laissé Catherine en lui recommandant d'attendre, Philippe de Bourgogne venait d'apparaître et le temps, brusquement, s'abolissait à cause de ce ton familier, de ce tutoiement affectueux qui effaçait les années..
Autre chose encore les abolissait : le fait que le Duc n'avait pas changé. Bien sûr il y avait seulement sept ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, depuis la tragique entrevue devant Compiègne où Catherine avait, vainement, tenté d'obtenir la libération de Jehanne d'Arc. Philippe était toujours aussi mince, aussi blond, aussi noble d'aspect... Peut-être quelques plis légers s'ajoutaient-ils à sa bouche mais, en vérité, non, il n'avait pas changé et il semblait penser qu'il en allait de même entre eux... Aussi Catherine refusa-t-elle le rapprochement.
Pliant le genou dans un profond salut qui maintenait les distances, elle murmura :
— Monseigneur !...
Repoussant le cérémonial qu'elle prétendait lui imposer, le Duc fut près d'elle en trois pas rapides, la prit aux épaules pour la relever avec une force irrésistible et la maintint à bout de bras pour mieux la regarder. Elle S'étonna du changement soudain qui s'était produit en lui. Le prince froid et solennel de tout à l'heure avait complètement disparu pour faire place à un homme heureux.
— Cela existe donc les miracles ? s'écria-t-il chaleureusement.
Voilà tant d'années, Catherine, que j'implore le Ciel de te ramener à moi ! Quand je t'ai aperçue tout à l'heure, quand j'ai compris dans un éclair qu'il m'avait enfin entendu...
— Il ne vous a pas entendu, monseigneur : je ne vous reviens pas...
Sur le point de l'attirer à lui, il s'arrêta, fronçant déjà le sourcil :
— Non ? En ce cas que fait en Flandres la dame de Montsalvy... et sous des habits d'homme ?
— Il y a bien longtemps que j'ai, pour voyager, adopté ce costume infiniment plus commode qu'une robe à traîne dans les longues chevauchées. Vous le saviez, jadis...
— Soit ! Mais cela ne dit pas ce que vous venez chercher dans mes États, madame, puisque apparemment la pensée... affectueuse d'en visiter le prince ne vous était même pas venue. Répondez-moi franchement : si je ne vous avais fait chercher, vous aurais-je rencontrée ?
— Non, monseigneur. Je ne me suis arrêtée à Lille que pour une nuit...
Elle sentit alors qu'il s'éloignait d'elle. Le duc de Bourgogne venait de reparaître dans sa majesté distante et son humeur soupçonneuse. Cela n'arrangeait pas plus Catherine que l'empressement de tout à l'heure.
Quelle raison valable lui donner de ce voyage ? Fallait-il à lui aussi en dévoiler la vraie raison, ressusciter encore une fois avec des mots l'horreur du Moulin-Brûlé, retrouver la honte, avouer qu'elle s'en allait à Bruges chercher l'avorteuse qui la libérerait du fardeau tangible de sa malédiction ? Brusquement elle sourit, sachant le pouvoir de cette arme bien féminine sur Philippe. Une idée lui venait...
— Le temps d'embrasser une amie chère, simplement ! enchaîna-t-elle si naturellement que le Duc ne remarqua pas l'hésitation.
— Le nom de cette amie ?
— Dame Morel-Sauvegrain, chez qui je suis restée quelque temps à Dijon cet automne.
— Tiens donc ? Voilà une amitié que j'ignorais et qui doit être bien vive pour avoir arraché la comtesse de Montsalvy à ses montagnes d'Auvergne, à la cour du roi Charles... à un époux bien-aimé, plus aimé que ne fut jamais époux sous la lumière du soleil ! À
moins que ladite amitié ne soit que prétexte à une curiosité... peut-être profitable...
Le sourire de Catherine s'effaça. Redressant bien haut sa petite tête fière, elle planta avec indignation son regard violet dans les yeux froids du prince.
— Souffrez que je vous arrête, monseigneur ! Dans une seconde Votre Altesse va me traiter d'espionne.
— J'avoue que le mot me venait à l'esprit, fit-il avec un petit rire déplaisant. N'appartenez-vous pas corps et âme à l'ennemi ?
— L'ennemi ? Le duc de Bourgogne semble faire bon marché de ce fameux traité d'Arras si cruel au cœur de tout bon sujet du roi Charles ! J'avais entendu dire que les ennemis de Votre Seigneurie se cherchaient plutôt, à présent, de l'autre côté de la Manche et que les fleurs de lys de France et de Bourgogne avaient désormais le droit de pousser de conserve. Me serais-je trompée ?
— Non pas ! Le traité a trop d'avantages pour que je le dédaigne.
— C'est encore heureux !
Le ton était si raide que, malgré lui, Philippe se mit à rire : Il semble que vous n'ayez pas changé, comtesse ! Vous possédez toujours au suprême degré l'art, si féminin, de retourner les rôles et de vous faire accusatrice pour éviter d'être accusée. Pourtant... vous ne vous en tirerez pas si aisément. Je veux savoir pourquoi vous êtes allée à Dijon et pourquoi vous suivez à présent dame Symonne jusqu'ici.