— II serait malaisé d’opérer aux rayons X, l’isolation ét Le miroir tournant réfléchit le fond du récipient où se trouvaient deux boules blanches, à surface spongieuse et fibreuse. On aurait dit les gros fruits d’un arbre à pain récemment obtenu par les sélectionneurs. — Reliez le vidéophone au vecteur de Grim Char, dit le biologiste à un assistant. Le savant accourut aussitôt ... Les yeux clignés non par myopie mais par simple habitude, il examina les appareils. Grim Char n’avait pas le physique imposant d’un coryphée de la science. Erg Noor songea à Ren Boz, dont la timidité de gamin contrastait avec son intelligence. — Ouvrez le joint, commanda Grim Char. La main mécanique entama l’épaisse couche d’émail, sans déplacer le couvercle pesant. On fixa aux soupapes les boyaux d’amenée du mélange gazeux. Un puissant projecteur de rayons infrarouges remplaça l’étoile de fer ... — Température ... pression ... saturation électrique ... L’assistant lisait les indications des appareils. Au bout d’une demi-heure, Grim Char se retourna vers les astronautes. — Venez dans la salle de repos. Impossible de prévoir le temps qu’il faudra pour animer ces capsules. A en croire Eon, c’est pour bientôt. Les assistants nous préviendront. L’Institut des Courants Nerveux était bâti loin de la zone habitée, à la limite d’une steppe. Vers la fin de l’été, le sol s’était desséché et le vent passait avec un murmure particulier, qui pénétrait par les fenêtres ouvertes avec l’odeur fine des herbes flétries. Les trois investigateurs, installés dans des fauteuils confortables, se^ taisaient en regardant par-dessus les cimes des arbres rameux l’air surchauffé qui vibrait à l’horizon. Leurs yeux las se fermaient de temps à autre, mais l’anxiété les empêchait de s’assoupir. Cette fois, le destin ne mit pas leur patience à l’épreuve. Trois heures ne s’étaient pas écoulées que l’écran de contact direct s’alluma. L’assistant de service se maîtrisait à grand-peine. — Le couvercle remue ! L’instant d’après, tous les trois étaient au laboratoire. — Fermez bien la chambre de rutholucite, vérifiez l’herméticité ! ordonna Grim Char. Transférez dans la cfhambre les conditions de la planète. Léger sifflement des pompes et des niveleurs de pression, et l’atmosphère du monde des ténèbres fut créée dans la cage diaphane. — Augmentez l’humidité et la saturation électrique, poursuivit Grim Char. Une forte odeur d’ozone se répandit dans le laboratoire. Aucun effet. Le savant fronça les sourcils, parcourant des yeux les appareils et s’efforçant-de déceler la lacune. — Il faut l’obscurité ! prononça soudain Erg Noor de sa voix nette. Eon Tal sursauta. — Comment ai-je pu l’oublier ! Vous, Grim Char, vous n’avez pas été sur l’étoile de fer, tandis que moi ... — Les volets polarisateurs ! dit le savant en guke de réponse. La lumière s’éteignit. Le laboratoire n’était plus éclairé que par les feux des appareils. Quand les assistants eurent tiré les rideaux devant le pupitre, l’obscurité fut complète. Seuls, les points lumineux des indicateurs scintillaient çà et là, presque imperceptibles. L’haleine de la planète noire effleura les visages des astronautes, ressuscitant dans leur mémoire les jours de lutte terrible et passionnante. Dans les minutes de silence qui suivirent, on n’entendait que les mouvements précautionneux d’Eon Tal qui réglait l’écran à rayons infrarouges, muni d’un filtre polarisant. Un faible son, un choc lourd : le couvercle du réservoir à eau était tombé à l’intérieur de la chambre en rutholucite. Un clignotement familier d’étincelles brunes : les tentacules d’un monstre noir venaient d’apparaître au bord du récipient. 11 _bondit tout à coup, remplissant d’ombre toute la chambre isolante, et se heurta au plafond diaphane. Des milliers d’étoiles brunes ruisselèrent le long du corps de la méduse qui bomba, comme soulevée par un courant d’air et s’arc-bouta de ses tentacules réunies en touffe contre le fond de la chambre. Le deuxième monstre surgit à son tour, horrible fantôme aux mouvements lestes et silencieux. Mais là, derrière les parois solides de la chambre, dans l’entourage des appareils télécommandés, cette engeance de la planète ténébreuse était jugulée. Les appareils mesuraient, photographiaient, évaluaient, traçaient des courbes sinueuses, décomposant la structure des monstres en indices physiques, chimiques et biologiques. L’esprit humain synthétisait les données pour dévoiler le mystère de ces horribles créatures et les assujettir. La foi dans la victoire s’affermissait en Erg Noor d’heure en heure. Eon Tal devenait de plus en plus gai, Grim Char et ses assistants s’animaient visiblement. Enfin, le savant aborda Erg Noor. — Vous pouvez partir ... le cœur léger. Nous, nous restons jusqu’à la fin de l’expérience. Je crains d’allumer la lumière visible, car les méduses noires ne peuvent la fuir comme sur leur planète. Or, elles doivent répondre à toutes nos questions ! — Répondront-elles ? — Dans trois ou quatre jours, l’étude sera complète ... pour notre niveau du savoir. Mais on peut d’ores et déjà imaginer l’action du dispositif paralysant ... — Et soigner ... Niza ... Eon ? — Oui ! C’est maintenant seulement qu’Erg Noor sentit le fardeau qui l’avait accablé depuis ce jour funeste ... Ce jour ou cette nuit ... qu’importait ! Une joie délirante s’était emparée de cet homme toujours si réservé. Il réprima non sans peine le désir absurde de lancer en l’air le petit Grim Char, de le secouer et de l’étreindre. Etonné de son propre état, il finit par se calmer et reprit sa réserve habituelle. — Votre étude sera si utile pour la lutte contre les méduses et les croix pendant la prochaine expédition ! — Bien sûr ! Nous connaîtrons l’ennemi. Mais se peut-il qu’on retourne vers ce monde de pesanteur et de ténèbres ? — Sans aucun doute ! Un beau jour d’automne septentrional se levait. Erg Noor marchait sans hâte, pieds nus dans l’herbe douce. Devant lui, à l’orée du bois, la muraille verte des cèdres se mêlait à des érables dépouillés qui ressemblaient à des filets de fumée grise. Dans ce site laissé intentionnellement sauvage, un charme particulier émanait des hautes herbes broussailleuses, de leur arôme multiple et contradictoire, fort et délicieux. Une rivière froide lui barra le chemin. Erg Noor descendit par un sentier. Les rides de l’eau claire, imprégnée de soleil, semblaient un réseau tremblant de fils d’or sur les galets bigarrés du fond. Des parcelles de mousse et d’algues nageaient à la surface, faisant courir sur le fond des points d’ombre bleue. Sur l’autre rive, le vent balançait de grandes campanules violettes. L’odeur de prairie humide et de feuilles mortes promettait à l’homme la joie du travail, car chacun gardait dans un recoin de son âme un peu du laboureur primitif. Un loriot jaune d’or se percha sur une branche en flûtant d’une voix narquoise. Le ciel serein, au-dessus des cèdres, s’argentait de cirrus ailés. Erg Noor pénétra dans la pénombre sylvestre, où flottait l’acre senteur des aiguilles de cèdres et de la résine, traversa la forêt et gravit une colline en essuyant la sueur de sa tête nue. Le bois qui entourait la clinique neurologique n’était pas vaste, et Erg Noor déboucha bientôt sur une route. La rivière alimentait une cascade de bassins en verre laiteux. Des hommes et des femmes en costume de bain surgirent au tournant et s’élancèrent sur la route bordée de fleurs multicolores. L’eau devait être assez froide, mais les coureurs y plongèrent avec des rires et des plaisanteries et descendirent la cascade à la nage. Erg Noor sourit malgré lui à la vue de cette bande joyeuse : c’étaient les travailleurs d’une usine ou d’une ferme des environs qui profitaient du repos ... Jamais encore sa planète n’avait paru si belle à l’astronaute qui passait la plus grande partie de sa vie dans un vaisseau étroit. Il éprouvait une profonde gratitude envers les hommes et la nature terrestre, envers tout ce qui avait contribué à sauver Niza, sa navigatrice aux cheveux roux. Elle était venue aujourd’hui à sa rencontre, dans le jardin de la clinique ! Ayant consulté les médecins, ils avaient décidé de se rendre ensemble dans une maison de cure polaire. Niza s’était trouvée en parfaite santé, dès qu’on l’eut délivrée de la paralysie en supprimant l’inhibition tenace du cortex, provoquée par la décharge des tentacules de la croix noire. Il ne restait plus qu’à rétablir son énergie après ce long sommeil cataleptique ... Niza vivante, guérie ! Erg Noor ne pouvait y songer sans un tressaillement d’allégresse ... L’astronaute aperçut une femme qui arrivait du carrefour à pas paresses. Il l’aurait reconnue entre des milliers : c’était Véda Kong. Véda qui avait occupé ses pensées tant que la divergence de leurs chemins ne s’était pas fait jour. L’espriî d’Erg Noor, accoutumé aux diagrammes des machines à calculer, se figurait ses propres aspirations sous l’aspect d’une courbe raide, tendue vers le ciel, et la route de Véda comme un vol plané au-dessus de la planète ou plongeant dans les profondeurs des siècles révolus. Les deux lignes se séparaient, s’éloignaient l’une de l’autre. Le visage de la jeune femme, qu’il connaissait dans ses moindres détails, l’étonna soudain par sa ressemblance frappante avec celui de Niza. Le même ovale étroit, aux yeux écartés et au front haut, aux longs sourcils arqués et à la bouche tendrement moqueuse ... Le nez lui-même, un peu allongé, retroussé et arrondi au bout, leur donnait un air de famille. Mais tandis que le regard de Véda était toujours droit et pensif, la tête volontaire de Niza Krit tantôt se relevait dans un élan juvénile, tantôt s’abaissait, les sourcils froncés, à l’assaut d’un obstacle ... — Vous m’examinez ? questionna Véda, surprise. Elle tendit les deux mains à Erg Noor qui les pressa contre ses joues. Véda frémit et se dégagea. Il eut un faible sourire. — Je voulais remercier ces mains qui ont soigné Niza ... Elle ... Je sais tout, allez ! Il fallait la veiller constamment et vous avez renoncé à une expédition intéressante. Deux mois ... — Je n’ai pas renoncé, j’ai attendu la Tantra. Il était désormais trop tard, de toute façon, et puis elle est si adorable, votre Niza ! Nous nous ressemblons physiquement, maïs sa passion du ciel et son dévouement en font la vraie compagne du vainqueur du Cosmos et des étoiles de fer ... — Véda ! — Ce n’est pas une plaisanterie ! Il est trop tôt pour plaisanter, ne le sentez-vous pas, Erg ? Mettons les choses au point ! — Tout est clair ! Ce n’est pas pour moi que je vous remercie, c’est pour elle ... — Inutile ! Si vous aviez perdu Niza, j’en aurais souffert ... — Je comprends, mais ne puis vous croire, car je vous sais incapable d’un calcul pareil. Et je maintiens ma gratitude. Erg Noor caressa l’épaule de la jeune femme et posa les doigts sur le pli de son coude. Ils suivirent en silence la route déserte, jusqu’à ce qu’Erg Noor reprît l’entretien : — Qui est-il, le vrai ? — Dar Véter. — Tiens ! L’ex-directeur des stations externes ! — Erg Noor, vous prononcez des mots qui ne veulent rien dire. Je ne vous reconnais pas ... — J’ai sans doute changé ... Mais je ne connais Dar Véter que par son travail et je le prenais pour un rêveur du Cosmos ... — C’en est un. Un rêveur du monde astral, qui a pourtant su concilier les étoiles avec l’amour de la terre de l’ancien agriculteur. Un homme de science aux grandes mains d’ouvrier. Erg Noor jeta involontairement un coup d’oeil sur sa main étroite aux longs doigts de mathématicien et de musicien. — Si vous saviez, Véda, comme j’aime la Terre aujourd’hui ! — Après le monde des ténèbres et le long voyage avec Niza paralysée ? Evidemment ! Mais ... — Cet amour n’est pas l’essence de ma vie ? — Non, car vous êtes avide d’exploits, comme tout héros. Et cet amour, vous le porterez comme une coupe pleine, dont on craint de répandre une goutte ... sur la Terre, pour l’offrir au Cosmos ... au profit de la Terre ! — Véda, on vous aurait brûlée vive aux Siècles Sombres ! — Nous en avons déjà parlé ... Voici la bifurcation. Où sont vos chaussures, Erg ? — Je les ai laissées dans le jardin, en allant au-devant de vous. Il me faut revenir. — Au revoir, Erg. Ma tâche ici est terminée et la vôtre commence. Où nous reverrons-nous ? Seulement au départ du nouvel astronef ? — Non, non ! Niza et moi irons passer trois mois dans une maison dé cure polaire. Venez nous y rejoindre avec Dar Véter. — Quelle maison de cure ? Le Cœur de Pierre de la côte nord de la Sibérie ou les Feuilles d’automne de l’Islande ? — La saison est trop avancée pour séjourner dans le cercle polaire. On nous enverra dans l’hémisphère sud, où.ce sera bientôt l’été ... L’Aube blanche de la Terre de Graham. — C’est entendu, Erg. Nous viendrons, si Dar Véter ne s’en va pas tout de suite reconstruire îe satellite 57. Je pense qu’on préparera d’abord les matériaux ... — Pas mal, votre homme terrestre : c’est presque le maître du ciel ! — Ne jouez pas au malin ! Ce ciel est bien proche en comparaison des espaces infinis ... qui nous ont séparés. — Vous le regrettez, Véda ? — A quoi bon le demander ? Chacun de nous est fait de deux moitiés, dont l’une aspire à la nouveauté, tandis que l’autre regrette le passé et serait heureuse d’y revenir. Vous le savez bien et vous savez aussi que le retour n’est jamais heureux. — Hélas ! le regret demeure ... comme une couronne sur une chère tombe. Véda, mon amie, embrassez-moi ! Elle obéit, repoussa légèrement l’astronaute et partit aussitôt par la grande route où circulaient les electrobus. Erg Noor la suivit des yeux jusqu’à ce que le robot conducteur arrêtât la voiture et la rdbe rouge disparût derrière la portière translucide. Véda regardait à travers la glace la silhouette immobile de Noor. Le refrain d’une poésie de l’Ere du Monde Désuni, traduite et récemment mise en musique par Ark Guir, résonnait en elle comme une obsession. Dar Véter lui avait dit un jour, en réponse à un doux reproche : C’était un défi de l’homme aux forces redoutables de la nature qui lui avaient ravi sa bien-aimée ... De l’homme qui ne se résignait pas à sa perte et ne voulait rien céder au destin ! L’électrobus approchait de la branche de la Voie Spirale, mais Véda restait toujours à la portière, les mains serrées sur la barre polie et fredonnant la belle romance pleine de douce mélancolie. « Les anges, c’est ainsi que les Européens religieux appelaient jadis les esprits du ciel, messagers de la volonté divine. Le mot ange signifie « messager » en grec ancien. Un mot oublié depuis des siècles » ... Véda sortit de sa rêverie à la station et s’y replongea dès qu’elle fut dans le wagon de la Voie. « Messagers du ciel, du Cosmos, voilà comment on pourrait appeler Erg Noor, Mven Mas, Dar Véter. Surtout ce dernier, quand il sera en train de construire le satellite dans le ciel tout proche, terrestre » ... Véda eut un sourire espiègle. « Mais alors, les esprits de l’abîme, c’est nous, les historiens, dit-elle tout haut, en prêtant l’oreille au timbre de sa voix, et elle éclata de rire. Eh oui, les anges du ciel et l’esprit des enfers ! Je doute cependant que cela plaise à Dar Véter » ... Les cèdres nains, aux aiguilles noires — variété résistante au froid, élevée pour les régions subantarctiques — émettaient sous le vent tenace un murmure solennel. L’air froid et dense coulait en un flux rapide, plein de cette fraîcheur exquise qu’on ne rencontre que sur l’océan et dans les hautes montagnes. Mais le vent des montagnes, qui effleure les neiges éternelles, est sec et piquant comme du vin mousseux. Tandis qu’au large, le souffle humide de l’océan passe sur vous comme des ondes élastiques. La maison de cure Aube blanche descendit vers la mer en gradins vitrés qui rappelaient par leurs formes arrondies les paquebots géants d’autrefois. De jour, la teinte rosé des trumeaux, des escaliers et des colonnes contrastait avec les dômes sombres, brun-violet, des rochers d’andésite, sillonnés de sentiers gris-bleu en syénite fondue, au luisant de porcelaine. Mais à l’heure actuelle, la nuit polaire du printemps noyait les couleurs dans sa clarté blafarde qui semblait émaner du fond du ciel et de la mer. Le soleil s’était couché pour une heure au sud, derrière le plateau. Une auréole splendide rayonnait à l’horizon méridional. C’était la réverbération des glaces de l’Antarctide, conservées sur la haute bosse de l’est et chassées de partout ailleurs par l’homme qui n’avait laissé là que le quart des formidables glaciers. L’aube blanche qui avait donné son nom à la maison de cure transformait les alentours en un monde féerique de lumière pâle, sans ombres ni reflets. Quatre personnes se dirigeaient lentement vers la mer par un sentier de syénite miroitante. Les figures des hommes qui marchaient derrière paraissaient taillées dans du granit cendré ; les grands yeux des deux femmes étaient d’une profondeur mystérieuse. Niza Krit, le visage pressé contre le col de la jaquette de fourrure de Véda Kong, répliquait d’une voix émue au savant historien. Véda examinait avec un étonnement non dissimulé cette jeune fille qui lui ressemblait physiquement. — Je trouve que le meilleur cadeau qu’une femme puisse faire à un homme, c’est de le créer à nouveau et de prolonger ainsi son existence ... Puis viendra une autre bien-aimée qui le rénovera encore ... C’est presque l’immortalité ! — Les hommes ne sont pas de cet avis ... en ce qui nous concerne, répondit Véda. Dar Véter m’a dit qu’il ne voudrait pas de fille qui ressemblât trop à la femme aimée, car il souffrirait de devoir quitter ce monde en la laissant seule, livrée à un sort inconnu, sans que sa tendresse fût là pour l’envelopper ... C’est une survivance de la jalousie et de l’instinct protecteur ! — Je me révolte à l’idée de me séparer de mon petit, de cet être qui sera mien jusqu’à la dernière goutte de sang, reprit Niza absorbée par ses réflexions, et de le mettre en pension, à peine sevré. — Je vous comprends, mais je ne suis pas d’accord. Véda fronça les sourcils, comme si la jeune fille avait touché une corde sensible de son âme. L’une des plus grandes victoires de l’humanité est la victoire sur l’instinct maternel aveugle ! Les femmes se rendent compte aujourd’hui que seule l’éducation des enfants par des gens spécialement instruits et choisis à cet effet peut former l’homme de la société moderne. L’amour maternel d’autrefois, presque insensé, n’existe plus. Toute mère sait que le monde entier choie son enfant, au lieu de le menacer comme jadis. Voilà pourquoi a disparu l’amour inconscient de la louve, né de la peur bestiale pour son petit. — Je le comprends, dit Niza, mais seulement par l’esprit. — Et moi, je sens de tout mon être que le bonheur suprême de faire du bien à autrui est désormais accessible à tout le monde, indépendamment de l’âge. Ce bonheur qui n’était réservé qu’aux parents, aux grands-parents, et surtout aux mères ... Pourquoi garder son petit ? C’est aussi une survivance des époques où les femmes menaient une vie recluse et ne pouvaient accompagner partout leurs maris. Tandis que vous, vous serez ensemble tant que durera votre amour ... — Je ne sais pas, j’ai parfois un désir si violent de voir à mes côtés un petit être fait à son image, que mes mains se crispent ... et puis ... non, je ne sais rien ... — Nous avons l’île des Mères, Java, où habitent celles qui veulent élever elles-mêmes leurs enfants ; les veuves, par exemple ... — Oh non ! Mais je pourrais être éducatrice, à l’instar de celles qui adorent les enfants. Je me sens tant de forces et j’ai déjà été dans le Cosmos ... Véda se radoucit. — Vous êtes la jeunesse personnifiée, Niza, et pas seulement du point de vue physique. Comme tous les gens très jeunes, vous ne voyez pas que les contradictions de la vie c’est la vie elle-même ; que les joies de l’amour apportent toujours des inquiétudes, des soucis et des chagrins, d’autant plus pénibles que l’amour est plus fort. Et vous craignez de tout perdre au premier coup du destin. A ces mots, Véda eut une révélation : non, la jeunesse n’était pas la seule cause des inquiétudes et des désirs de Niza. Comme tant d’autres, Véda avait le tort de croire que les blessures de l’âme guérissent aussi vite que les lésions du corps. Or, il n’en est rien : la blessure psychique persiste longtemps, très longtemps, sous le couvert d’un corps sain et peut se rouvrir à l’improviste, pour une cause parfois insignifiante. Ainsi, pour Niza, cinq ans de paralysie et d’inconscience absolue avaient pourtant laissé un souvenir dans toutes les cellules du corps ... l’horreur de la rencontre avec la croix monstrueuse qui avait failli tuer Erg Noor ! Niza, qui devinait les pensées de sa compagne, dit d’une voix sourde : — Depuis l’aventure de l’étoile de fer, j’éprouve un malaise singulier. Un vide angoissant demeure au fond de mon âme. Il coexiste avec l’assurance et la force joyeuses, sans les exclure ni disparaître. Je ne peux le combattre que par ce qui m’accapare toute, sans me laisser en tête à tête avec ... Ah, je sais maintenant ce que c’est que le Cosmos pour un homme solitaire, et j’honore encore plus la mémoire des premiers héros de l’astronautique ! — Je crois comprendre, répondit Véda. J’ai séjourné sur des îlots de la Polynésie perdus au milieu de l’océan. Seule en face de la mer, j’étais en proie à une tristesse infinie, telle une mélopée qui meurt dans l’espace. C’est sans doute le souvenir de la solitude primitive de l’esprit qui rappelle à l’homme comme il était misérable dans l’étroite prison de son âme. Il n’y a que le travail collectif et les pensées communes qui puissent nous sauver ; l’apparition d’un bateau, encore plus petit que l’île, semble-t-il, transforme l’immensité de l’océan. Une poignée de camarades et un bateau, c’est déjà un monde à part, lancé vers les lointains accessibles et domptés ... Il en est de même pour l’astronef, vaisseau du Cosmos. Vous y êtes en compagnie de camarades forts et courageux ! Quant à la solitude devant l’Univers ... Véda frémit ... je ne pense pas que l’homme soit capable de la supporter ! Niza se serra contre Véda. — Vous l’avez dit ! C’est bien pourquoi je veux tout avoir ... — Niza, vous m’êtes sympathique. A présent, je conçois votre dessein ... qui me semblait insensé ! Pour que le vaisseau puisse revenir d’un si long voyage, il faut que vos enfants vous remplacent sur le chemin du retour : deux Erg, peut-être même davantage ! Niza pressa la main de Véda, sans mot dire, et pressa ses lèvres contre sa joue refroidie au grand air. — Mais tiendrez-vous le coup, Niza ? C’est si difficile ! — De quelle difficulté s’agit-il ? questionna Erg Noor qui avait entendu la dernière exclamation de la jeune femme. Vous vous êtes donc donné le mot, vous et Dar Véter ? Voici une demi-heure qu’il m’exhorte à transmettre aux jeunes mon expérience d’astronaute, au lieu d’entreprendre un vol dont on ne revient pas. — Et alors, il a réussi à vous convaincre ? — Non. Mon expérience est encore plus nécessaire pour faire parvenir le Erg Noor montra le ciel clair, sans étoiles, où le brillant Achernard devait luir au-dessous du petit Nuage, près du Toucan et de l’Hydre. Comme il prononçait ces mots, le bord du soleil émergea derrière lui, balayant de ses rayons le mystère de l’aube blanche. Les quatre amis avaient atteint la côte. Une haleine froide venait de l’océan qui assaillait la plage de ses vagues sans écume, lourde houle de la farouche Antarctide. Véda Kong examinait curieusement l’eau couleur d’acier qui semblait noire aux endroits profonds et prenait au soleil la nuance violette de la glace. Niza Krit se tenait auprès d’elle, en pelisse de fourrure bleue et bonnet assorti, d’où s’échappait la masse de ses cheveu roux foncé. La jeune fille relevait la tête d’un mouvement qui lui était familier. Dar Véter arrêta malgré lui son regard sur elle et fronça les sourcils. — Niza vous déplaît ? s’écria Véda avec une indignation exagérée. — Vous savez bien que je l’admire, répondit-il, la mine sombre. Mais elle m’a paru tantôt si petite et si frêle en com« paraison de ... — En comparaison de ce qui m’attend ? intervint Niza, agressive. Voici que vous tournez l’attaque contre moi ! ... — Je n’en ai pas l’intention, dit Dar Véter avec tristesse, mais mon chagrin est naturel. Une admirable créature de ma Terre va disparaître dans l’abîme noir et glacé du Cosmos. Ce n’est pas de la pitié, Niza, c’est un regret ! — Nous avons le même sentiment, convint Véda. Niza m’apparaît comme une petite flamme de vie perdue au milieu de l’espace glacé. — Ai-je l’air d’une fleur délicate ? demanda. Niza sur un ton qui empêcha Véda de répondre par l’affirmative. — Est-il quelqu’un qui aime plus que moi la lutte avec le froid ? La jeune fille arracha son bonnet et, secouant ses boucles ardentes, ôta sa pelisse. — Que faites-vous ? protesta Véda, alarmée, en se jetant vers elle. Mais Niza avait sauté sur un roc en surplomb et lançait ses vêtements à Véda. Les vagues glacées l’accueillirent et Véda frissonna, rien que de penser à un bain pareil. Niza s’éloignait tranquillement à la nage, fendant les flots par des poussées vigoureuses. Elle agita la main du haut d’une crête, pour inviter ses compagnons à la suivre. Véda Kong l’observait avec admiration. — Dites donc, Véter, Niza est moins faite pour Erg que pour un ours blanc. Allez-vous reculer, vous, l’homme du Nord ? — Je suis d’origine nordique, mais je préfère les mers chaudes, dit piteusement Dar Véter, en s’approc’hant à contrecœur du ressac. S’étant dévêtu, il toucha l’eau du pied et fonça avec un « han ! » à l’encontre de la vague de plomb. Il la gravit en trois larges brassées et glissa dans le creux noir de la suivante. Son prestige ne fut sauvé que par des années d’entraînement en toute saison. Dar Véter eut le souffle coupé et vit des étincelles rouges. Il rétablit sa respiration par des mouvements énergiques. Transi, le corps bleu, il remonta la grève au galop avec Niza, et, quelques instants après, ils savouraient la chaleur des fourrures. L’aigre bise elle-même leur paraissait chargée de senteurs des mers coralliennes. — Plus je vous connais, chuchota Véda, plus j’ai la conviction qu’Erg Noor ne s’est pas trompé dans son choix. Vous saurez mieux que tout autre le réconforter aux moments critiques, le réjouir, le ménager ... Les joues sans hâle de Niza s’empourprèrent. Pendant le déjeuner, sur la haute terrasse de cristal qui vibrait au vent, Véda croisa à maintes reprises le regard pensif et tendre de la jeune fille. Ils se taisaient tous les quatre, comme on fait en général à fia veille d’une longue séparation. — C’est dur de se faire des amis pareils et de les quitter aussitôt ! s’écria soudain Dar Véter. — Ne pourriez-vous ... commença Erg Noor. — Mes vacances sont terminées. Il est temps de monter au ciel ! Grom Orm m’attend. — Moi aussi, je dois travailler, ajouta Véda. Je vais retourner à mon « enfer », dans une caverne récemment découverte qui garde des vestiges du Monde Désuni. — Le — Junius Ante, mais il ne veut pas quitter ses machines mnémotechniques et le Conseil n’a pas encore validé la candidature d’Emb Ong, ingénieur physicien de la centrale F du Labrador. — Je ne le connais pas. — Il n’est guère connu, car il s’occupe de mécanique mé-gaondique à l’Académie des Limites du Savoir. — Qu’est-ce que c’est ? — De grands rythmes du Cosmos, des ondes géantes qui se propagent à travers l’espace. Elles expriment notamment les contradictions des vitesses de lumière contraires, qui donnent des valeurs relatives supérieures au zéro absolu. Mais tout cela n’est pas encore au point ... — Et Mven Mas ? — Il écrit un livre sur les émotions. Son programme aussi est très chargé : l’Académie des Prédictions l’a nommé consultant pour le vol de votre — Dommage. Le sujet est si actuel ! Il est temps de reconnaître la réalité et la force des émotions, intervint Erg Noor. — Je crains que Mven Mas ne soit incapable d’analyse à froid ! dit Véda. — C’est ce qu’il faut, sinon il n’écrira rien de bon, répliqua Dar Véter en se levant pour prendre congé. Niza et Erg tendirent leurs mains : — A un de ces jours ! Dépêchez-vous de terminer votre besogne, ou on ne se reverra plus ! — On se reverra, promit Dar Véter avec assurance. A la rigueur, rendez-vous dans le désert d’El Homra, au départ ... — Soit ! acquiescèrent les astronautes. — Venez, ange du ciel. Véda prit le bras de Dar Véter en affectant de ne pas remarquer la ride qui s’était creusée entre ses sourcils. — Vous devez en avoir assez de la Terre ! Dar Véter se tenait, les jambes écartées, sur la base branlante d’une carcasse à peine fixée et regardait le gouffre qui béait dans l’intervalle des nuages. La planète, dont l’énormité se sentait malgré la distance de cinq diamètres qui la séparait du chantier, présentait les taches grises et violettes de ses continents et de ses mers. Dar Véter reconnaissait ces contours qu’il avait vus dès son enfance sur les clichés pris des satellites. Voici la ligne de la côte, à laquelle aboutissent les raies perpendiculaires des montagnes ... A droite, c’est la mer, et tout en bas s’allonge une étroite vallée. Il a de la chance aujourd’hui : les nuages se sont dissipés au-dessus de la région où habite Véda. Là, au pied des ressauts à pic de ces montagnes gris de fonte, se trouve la caverne ancienne qui descend en larges gradins dans le sein de la Terre. Véda y recueille, parmi les débris muets et poussiéreux du passé, les miettes de vérité historque sans lesquelles on ne peut comprendre le présent ni prévoir l’avenir ... Dar Véter, penché du haut de la plate-forme en bronze de zirconium gaufré, envoya un salut au point présumé, qui s’était caché sous les cirrus éblouissants survenus de l’ouest. L’obscurité nocturne s’y dressait ainsi qu’une muraille formidable, semée d’étoiles. Les nuages s’avançaient en couches superposées, tels des radeaux immenses. Au-dessous, dans le gouffre crépusculaire, la surface de la Terre roulait vers le mur de ténèbres, comme si elle s’en allait à jamais dans le néant. La douce lumière zodiacale qui auréolait la planète du côté ombreux luisait dans le noir de l’espace cosmique. Le côté éclairé du globe s’enveloppait d’une nappe de nuages qui réverbérait la lumière intense du soleil gris-bleu. Quiconque les eût regardés sans filtres obscurcissants serait devenu aveugle, de même que s’il s’était tourné vers l’astre terrible en se trouvant hors de l’atmosphère terrestre de 800 kilomètres d’épaisseur. Les rayons durs, à ondes courtes — ultraviolets et X — se déversaient en un flux meurtrier, aggravé par une averse continue de particules cosmiques. Les étoiles qui s’étaient rallumées ou heurtées dans les lointains inimaginables de la Galaxie envoyaient dans l’espace leurs radiations nocives. Seule, la protection du scaphandre sauvait les travailleurs d’une mort imminente. Dar Véter lança de l’autre côté le câble de sécurité et se dirigea par la poutre d’appui vers le chariot scintillant de la Grande Ourse, On avait assemblé un tuyau géant qui tenait toute la longueur du futur satellite. Aux deux extrémités, s’élevaient des triangles aigus qui soutenaient d’énormes disques magnétiques. Après avoir installé les piles qui transformaient en courant électrique les radiations bleues du soleil, on pourrait se débarrasser de l’attache et se déplacer le long des lignes de force magnétiques, avec des plaques de guidage sur la poitrine et dans le dos ... — Nous voulons travailler la nuit fit soudain la voix du jeune ingénieur Kad Laït. Le commandant de L’Altaï a promis de nous éclairer ! Dar Véter regarda en bas à gauche, où plusieurs fusées de marchandises, reliées en grappe, flottaient comme des poissons endormis. Plus haut, sous Une hotte aplatie qui l’abritait des météorites et du soleil, planait la plate-forme provisoire en tôles de revêtement intérieur, où on disposait et assemblait les pièces livrées au moyen des fusées. Les travailleurs s’y massaient, pareils à des abeilles sombres ou des vers luisants, lorsque la surface miroitante du scaphandre sortait de sous la hotte. Un réseau de câbles partait des trémies de déchargement qui béaient dans les flancs des fusées. Encore plus haut, juste au-dessus de la carcasse montée, des hommes aux attitudes bizarres et parfois comiques s’affairaient autour d’une machine volumineuse. A terre, un seul anneau en bronze de béryllium borazoné aurait pesé au moins une centaine de tonnes. Mais ici, cette masse pendait docilement près de la carcasse, au bout d’un câble mince qui avait pour rôle d’égaliser les vitesses intégrales de rotation autour de la Terre de toutes ces pièces détachées. Quand les travailleurs se furent accoutumés à l’absence ou, plus exactement, à l’intimité de la force de pesanteur, ils devinrent adroits et sûrs d’eux. Mais on serait bientôt obligé de les remplacer par d’autres, car un long travail manuel sans pesanteur provoque un trouble de la circulation sanguine, qui risque de persister et de faire de l’homme un invalide après son retour sur la Terre. Aussi chacun travaillait-il sur le satellite cent cinquante heures au maximum et regagnait la Terre après avoir été réacclimaté à la station Intermédiaire qui tournait à 900 kilomètres de la planète. Dar Véter qui dirigeait le montage, tâchait de ne pas se surmener, malgré le désir d’accélérer telle ou telle besogne. Il devait, lui, demeurer plusieurs mois à cette altitude de 57 mille kilomètres. En autorisant le travail nocturne, il pourrait abréger le séjour de ses jeunes amis et hâter la relève. Le deuxième pîanétonef du chantier, le La décision de travailler pendant toute la nuit cosmique réduisait de moitié la durée du montage. Dar Véter ne pouvait refuser cette chance. Il approuva donc l’idée de ses hommes qui se dispersèrent aussitôt en tous sens pour tendre un réseau de câbles encore plus compliqué. Le pîanétonef Altaï, qui servait de logement au personnel et restait immobile au bout de la poutre d’appui, décrocha soudain les câbles à roulettes qui reliaient sa trappe d’entrée à la carcasse du satellite. De longues flammes jaillirent de ses moteurs. L’immense vaisseau vira prestement. Pas un bruit ne parvint à travers le vide de l’espace interplanétaire. Le commandant expérimenté de l’Altaï n’eut besoin que de quelques coups de moteurs pour s’élever à quarante mètres au-dessus du chantier et tourner ses projecteurs d’atterrissage vers Ja plate-forme. On retendit les câbles conducteurs entre l’astronef et la carcasse, et la multitude d’objets hétéroclites, suspendus dans l’espace, acquit une immobilité relative, tout en poursuivant sa rotation autour de la TerVe à une vitesse d’environ dix mille kilomètres à l’heure. La répartition des nuages révéla à Dar Véter que le chantier survolait la région antarctique et que, par conséquent, il pénétrerait bientôt dans l’ombre de la Terre. Les réchauffeurs perfectionnés des scaphandres ne peuvent neutraliser entièrement le souffle glacé de l’espace cosmique, et malheur à celui qui dépense étourdiment l’énergie de ses piles ! C’est ainsi qu’a péri, il y a un mois, un architecte monteur qui s’était mis à l’abri d’une brusque averse de météorites dans le corps froid d’une fusée ouverte. Il n’a pas tenu jusqu’au retour vers le côté ensoleillé ... Un ingénieur a été tué par une météorite Ces accidents-là ne peuvent être prévus ni évités. La construction des satellites réclame toujours ses victimes et nul ne sait qui sera la suivante ! Les lois de la probabilité, difficilement applicables aux grains de poussière que sont les hommes isolés, disent pourtant que Dar Véter a le plus de chances d’y rester, car c’est lui qui se trouve le plus longtemps à cette hauteur exposée à tous les hasards du Cosmos ... Mais une voix intérieure audacieuse lui suggère que rien ne peut arriver à sa magnifique personne. Si absurde que soit cette certitude pour un homme à l’esprit mathématique, elle ne quitte pas Dar Véter et l’aide à marcher tranquillement, en équilibre sur les poutres et les treillis de la carcasse suspendue dans le gouffre du ciel noir ... Le montage des pièces sur la Terre se faisait par des machines spéciales, qu’on appelait « embryotectes », parce qu’elles fonctionnaient suivant le principe de la cybernétique d’évolution de l’organisme vivant. Evidemment, la structure moléculaire de l’être vivant, due au mécanisme cybernétique héréditaire, était beaucoup plus complexe. Les organismes vivants ne se développaient qu’à partir des solutions tièdes de molécules ionisées, tandis que les embryotectes fonctionnaient en général aux courants polarisés, à la lumière ou au champ magnétique. Les marques et les clefs apposées sur les pièces avec du thallium radioactif guidaient infailliblement le montage, qui s’exécutait à une vitesse étonnante pour les profanes. Mais il n’y avait ni ne pouvait y avoir de machines pareilles en plein ciel. L’assemblage du satellite était un chantier à l’ancienne mode, où on travaillait à la main. En dépit des dangers, la besogne semblait si passionnante qu’elle attirait des milliers de volontaires. Les stations d’épreuves psychologiques n’avaient que le temps d’examiner tous ceux qui se déclaraient prêts à partir dans l’espace interplanétaire ... Dar Véter atteignit la base des machines solaires disposées en éventail autour d’un énorme moyeu pourvu d’un appareil de gravitation artificielle et brancha sa pile dorsale sur le circuit de contrôle. Une mélodie simple résonna dans le téléphone de son casque. Alors, il y relia parallèlement une plaque de verre où un schéma était tracé en lignes d’or. La même mélodie lui répondit. Dar Véter tourna deux verniers pour faire coïncider les temps et s’assura de la concordance absolue des mélodies et même des tonalités du réglage. Une partie importante du futur engin avait été montée de façon impeccable. On pouvait passer à l’installation des moteurs électriques. Dar Véter redressa ses épaules fatiguées de porter le scaphandre et remua la tête. Le mouvement fit craquer les vertèbres du cou engourdi sous le casque. C’était encore heureux que Dar Véter ne fût pas sujet à la maladie ultraviolette du sommeil et à la rage infrarouge, affections mentales qui sévissaient en dehors de l’atmosphère terrestre et qui l’auraient empêché de mener à bonne fin sa mission glorieuse. Le premier revêtement défendrait bientôt les travailleurs contre la solitude accablante dans le Cosmos, au-dessus du gouffre sans ciel ni terre ! Un dispositif de sauvetage lancé de Y Altaï passa en vitesse près du chantier. C’était un remorqueur envoyé aux fusées automatiques qui ne transportaient que les marchandises et s’arrêtaient aux niveaux prévus, « II était temps ! L’amas flottant de fusées, d’hommes, de machines et de matériaux glissait vers le côté nocturne de la Terre. Le remorqueur revint, attelé à trois longues fusées pis-ciformes aux reflets bleuâtres, dont chacune pesait sur la Terre cent cinquante tonnes, sans compter le carburant. Elles rejoignirent leurs pareilles, ancrées autour de la plateforme de triage. Dar Véter bondit à l’autre extrémité de la carcasse et se trouva au milieu des ingénieurs préposés au déchargement. On discutait le plan de travail nocturne. Dar Véter se rangea à leur avis, mais leur ordonna de renouveler les piles individuelles qui réchauffaient les scaphandres pendant trente heures d’affilée, tout en alimentant les lampes, les filtres à air et les radiotéléphones. Le chantier plongea dans les ténèbres comme dans un abîme, mais la douce lumière zodiacale provenant des rayons du soleil dispersés par les gaz atmosphériques éclaira longtemps encore le squelette du futur satellite, figé à 180 degrés de froid. La supraconductibilité devint plus gênante que pendant le jour. A la moindre usure de l’isolation des instruments, des piles ou des accumulateurs, les objets voisins s’auréolaient d’un nimbe bleuté et il devenait impossible de diriger le courant. L’obscurité opaque du Cosmos survint, accompagnée d’un froid terrible. Les étoiles brillaient d’un éclat intense, telles des aiguilles de flamme bleue. Le vol invisible et silencieux des météorites paraissait plus effrayant que jamais. En bas, à la surface du globe sombre, dans les flux de l’atmosphère, fulgu-raient des nuages électriques multicolores des décharges d’une longueur démesurée ou des bandes de clarté diffuse, s’étendant sur des milliers de kilomètres. Des ouragans plus forts que les pires tempêtes terrestres se démenaient dans les couches supérieures de l’enveloppe aérienne. L’atmosphère saturée d’émanations du Soleil et du Cosmos continuait à mélanger activement l’énergie, entravant au plus haut point le contact entre le chantier et la planète. Quelque chose se modifia soudain dans le monde perdu au sein des ténèbres glacées. Dar Véter ne réalisa pas tout de suite que c’était le planétonef qui avait allumé ses projecteurs. La nuit semblait encore plus noire, l’éclat violent des étoiles avait terni, mais la plate-forme et la carcasse ressor-taient nettement dans la vive clarté. L’instant d’après, VAltaï réduisit la tension, la lumière baissa et devint jaune: le vaisseau économisait l’énergie de ses accumulateurs. Au chantier ranimé, les tôles carrées et ovales du revêtement, les treillis des fermes, les cylindres et les tuyaux des réservoirs évoluaient comme en plein jour, prenant peu à peu leur place sur le squelette du satellite. Dar Véter trouva à tâtons la poutre transversale, saisit les poignées à roulettes des câbles faisant office de mains courantes, et s’élança d’un coup de pied vers Y Altaï. Parvenu devant la trappe de l’astronef, il serra les freins des poignées et s’arrêta juste à temps pour ne pas heurter la porte close. Dans la cabine de passage, on n’entretenait pas la pression terrestre normale, pour éviter les pertes d’air lors du va-et-vient des nombreux travailleurs. C’est pourquoi Dar Vé-ter pénétra sans ôter son scaphandre dans la cabine suivante construite provisoirement et y débrancha son casque et ses piles. Dégourdissant ses membres las, il suivait d’un pas ferme le pont intérieur et savourait le retour à une pesanteur presque normale. La gravitation artificielle de l’astronef fonctionnait sans arrêt. Qu’il était bon de se sentir un homme solidement campé sur le sol, et non un moucheron voltigeant dans le vide incertain ! La lumière douce, l’air tiède et un fauteuil moelleux l’invitaient au repos absolu. Dar Véter savourait le plaisir de ses ancêtres, qui l’avait étonné autrefois dans les vieux romans. C’était bien ainsi que les gens revenus d’un long voyage à travers un désert froid, une forêt humide ou des montagnes couvertes de glaciers entraient dans la demeure accueillante : maison, gourbi, yourte en feutre. La aussi, des murs minces séparaient l’homme du grand Univers hostile, plein de dangers, et lui gardaient la chaleur et la lumière dont il avait besoin pour reprendre des forces, en songeant à l’avenir ... Dar Véter résista à la tentation du fauteuil et du livre. Il devait se mettre en liaison avec la Terre : l’éclairage allumé en plein ciel pour toute la nuit risquait d’alarmer les observateurs1 qui surveillaient le chantier. En outre, il fallait prévenir que la relève se ferait avant terme. Cette fois, le contact était réussi : Dar Véter conversa avec Grom Orm non par les signaux codifiés, mais par le vidéophone, très puissant, comme à bord de tout vaisseau interplanétaire. L’ex-président se montra satisfait et s’occupa sur-le-champ de recruter un nouvel équipage et d’accélérer le transport des pièces. Sorti du poste central de YAltài, Dar Véter traverse la bibliothèque qu’on avait aménagée en dortoir en installant deux rangs de couchettes le long des murs. Les cabines, les réfectoires, la cuisine, les corridors latéraux et la salle des moteurs sont aussi meublés de lits supplémentaires. L’astronef transformé en résidence fixe est comble. Ouvrant et refermant d’un geste las les portes hermétiques, Dar Véter se traîne dans le corridor carrelé de matière plastique brune, tiède au toucher. Il songe aux astronautes qui passent des dizaines d’années à l’intérieur de vaisseaux pareils, sans le moindre espoir d’en sortir entre-temps. Il habite ici depuis près de six mois, quittant chaque jour les locaux étroits pour travailler dans le vide interplanétaire. Et la Terre lui manque déjà, avec ses steppes, ses mers, ses centres débordant de vie des zones habitées. Tandis qu’Erg Noor, Niza et vingt autres membres de l’équipage du S’ils meurent en cours de route, leurs dépouilles enfermées dans une fusée s’envoleront dans le Cosmos ... C’est ainsi que les barques funéraires de ses ancêtres emportaient en haute mer les guerriers tombés au champ d’honneur ... Mais l’histoire de l’humanité n’a jamais connu de héros qui consentaient à la réclusion perpétuelle dans un vaisseau et quittaient le pays avec la certitude de ne plus revenir ... Non, il se trompe et Véda le lui reprocherait ! A-t-il donc oublié les champions anonymes de la dignité et de la liberté humaines, qui se vouaient à un destin encore plus terrible, à l’incarcération dans les oubliettes, aux pires tortures ? Ces héros de jadis avaient plus de mérite que ses contemporains mêmes qui se préparaient à un vol glorieux dans le Cosmos, vers les mondes inexplorés ! Et lui, Dar Véter, attaché à sa planète, il était si petit en comparaison d’eux et ne ressemblait nullement à un ange du ciel, comme l’appelait pour rire l’adorable Véda Kong ! Le robot minier peina vingt jours dans l’obscurité humide jusqu’à ce qu’il eût déblayé les dizaines de milliers de tonnes de décombres et étayé les voûtes effondrées. L’accès du fond de la caverne était désormais ouvert. II ne restait plus qu’à en vérifier la sécurité. Des chariots automatiques, mus par des chenilles et une vis d’Archimède, descendirent sans bruit. Les appareils indiquaient, tous les cent mètres, la composition de l’air, la température et le degré d’humidité. Les chariots pénétrèrent à quatre cents mètres de profondeur, en évitant les obstacles. Véda Kong entra ensuite avec son équipe dans la grotte mystérieuse. Quatre-vingt-dix ans auparavant, lors d’une prospection d’eaux souterraines parmi des calcaires et des grès absolument stériles, les indicateurs avaient décelé soudain la présence d’une grande quantité de métal. On constata bientôt que le site correspondait à la description de celui qui entourait la fameuse caverne antique de Denof-Koul, dont le nom signifiait « Refuge de la Culture » dans une langue disparue. Devant la menace d’une guerre terrible, les peuples qui s’estimaient les plus civilisés avaient caché là des trésors de leur culture. Le secret et le mystère étaient très eh usage à cette époque. En se laissant glisser sur l’argile rouge qui tapissait le sol de l’entrée déclive, Véda se sentait aussi émue que la plus jeune de ses collaboratrices. Elle imaginait des salles grandioses, avec des coffres-forts remplis de films, d’épurés et de cartes, des armoires contenant des bobines d’enregistrements magnétophoniques ou des bandes de machines mnémoniques, des rayonnages chargés d’échantillons de composés chimiques, d’alliages et de médicaments ; des animaux empaillés dans des vitrines étanches, des herbiers, des squelettes pétrifiés d’habitants disparus. Puis, elle se figurait des plaques en silicolle protégeant des peintures superbes, des statues des plus beaux représentants de l’humanité, des bustes d’hommes célèbres, des chefs-d’œuvre de sculpteurs animaliers ... Des maquettes d’édifices, des inscriptions commémoratives gravées sur la pierre et le métal ... Véda pénétra en songe dans une vaste caverne de plus de trois mille mètres carrés de superficie. Sa haute voûte dont le sommet se perdait dans l’ombre se hérissait de longs stalactites qui brillaient à la lumière électrique ... La salle s’avéra réellement grandiose. Confirmant les pensées de Véda, des machines et des armoires apparaissaient dans des niches. Les archéologues se dispersèrent dans la grotte avec des cris de joie. Beaucoup de machines qui gardaient encore, par places, l’éclat du verre et du vernis, étaient des équipages très en faveur jadis et considérés à l’époque du Monde Désuni comme le summum du génie technique. On construisait alors quantité de véhicules capables de transporter sur leurs sièges rembourrés un petit nombre de personnes. L’élégance de leurs lignes se perfectionnait, les mécanismes de commande et de motion ne manquaient pas d’ingéniosité, mais pour le reste ils demeuraient absurdes. Ils circulaient par centaines de milliers dans les rues et sur les routes, transportant des gens qui, on ne savait pourquoi, travaillaient loin de leur domicile et se hâtaient chaque jour d’aller au travail et d’en revenir. Ces machines, dangereuses à conduire, avaient tué une multitude de personnes, consumé des milliards de tonnes de matières précieuses, tirées du sein de la planète, et empoisonné l’air par l’acide carbonique. Les archéologues de l’Ere de l’Anneau étaient déçus de voir qu’on avait réservé tant de place dans la grotte à ces voitures étranges. Sur des plates-formes basses s’élevaient des moteurs à pistons plus puissants, des moteurs électriques, à réaction, à turbines, àf énergie nucléaire. Dans des vitrines recouvertes d’une couche épaisse de tuf, s’alignaient des appareils : sans doute des postes de télévision, des caméras, des machines à calculer, etc. Ce musée de mécanismes dont quelques-uns étaient rongés par la rouille, tandis que d’autres avaient résisté aux attaques du temps, présentait une immense valeur historique, car il révélait le niveau de la technique des temps reculés, dont la plupart des documents avaient disparu dans les perturbations militaires et politiques. Miika Eïgoro, la fidèle adjointe de Véda, qui avait de nouveau abandonné sa mer chérie pour l’humidité et la nuit des souterrains, aperçut au bout de la salle, derrière une grosse colonne calcaire, le trou noir d’une galerie. La colonne était la carcasse d’une machine, au pied de laquelle s’amoncelaient les débris d’un panneau en matière plastique qui fermait autrefois l’entrée. Longeant pas à pas les câbles rouges des chariots de reconnaissance, les archéologues gagnèrent une seconde caverne, située presque au même niveau et remplie d’armoires hermétiques en verre et en métal. Une longue inscription en anglais faisait le tour des murs à pic, effrités par endroits. Véda ne put se retenir de la déchiffrer aussitôt. Les bâtisseurs du caveau déclaraient à leurs descendants, avec la fanfaronnerie typique de l’individualisme des anciens, qu’ils étaient parvenus aux sommets du savoir et conservaient là pour la postérité leurs réalisations étonnantes. Miika haussa les épaules d’un air dédaigneux. — On voit, rien qu’à cette inscription, que le « Refuge de la Culture » remonte à la fin de l’Ere, aux dernières années de l’ancien régime. Elle est typique pour les gens de l’époque, cette croyance absurde à l’existence immuable de leur civilisation, de leur langue, de leurs coutumes, de la morale et de la prétendue grandeur de l’homme blanc ! — Votre jugement est net mais unilatéral, Miika. Moi, j’entrevois à travers le sinistre squelette du capitalisme mourant ceux qui luttèrent pour l’avenir. Leur avenir à eux, c’est notre présent. Je vois quantité d’hommes et de femmes qui cherchaient la lumière dans la vie étroite et pauvre, assez forts pour s’évader de leur geôle, assez bons pour aider leurs amis et ne pas s’aigrir dans la touffeur morale du monde ambiant ... — Ceux qui cachaient leur culture dans cette caverne n’étaient pas ainsi, répliqua Miika. Tenez, il n’y a là que des choses techniques. Ils se targuaient de leur technique, sans s’inquiéter de leur ensauvagement moral et émotif, Ils méprisaient le passé et fermaient les yeux sur l’avenir ! Véda donna raison à Miika. Ces hommes auraient été plus heureux, s’ils avaient su proportionner les résultats acquis à ce qui restait encore à faire pour transformer le monde et la société. Ils auraient vu alors, dans toute sa misère, leur planète souillée, enfumée, dépouillée de ses forêts, encombrée de papiers et d’éclats de verre, de gravats et de ferraille. Dessillés, ils auraient été plus sages et plus modestes ... Un puits étroit de trente-deux mètres de profondeur conduisait à une autre salle. Après avoir envoyé Miika et deux aides chercher l’appareil gamma pour la radioscopie des armoires, Véda se mit à explorer cette troisième grotte, sans tuf ni coulées d’argile. Les vitrines basses, en verre moulé étaient seulement embuées par l’humidité intérieure. Penchés sur les glaces, les archéologues examinaient les bijoux en or et en platine, sertis de gemmes. Cette collection de reliques devait dater du temps où on avait encore la manie, dérivée du culte des mânes, de préférer l’ancien au nouveau. Véda éprouva, une fois de plus, du dépit devant la suffisance des ancêtres qui croyaient que leurs notions de la valeur et leurs goûts resteraient immuables à travers les siècles et seraient adoptés comme canon par la postérité. L’extrémité de la grotte se changeait en couloir droit et haut, qui descendait en pente douce à une profondeur inconnue. Les compteurs des chariots indiquaient, au départ du couloir, 304 mètres au-dessous de la surface de la Terre. De larges fissures partageaient lgs voûtes en énormes plaques calcaires qui devaient peser des milliers de tonnes. Véda se sentit alarmée. L’expérience acquise au cours de l’étude de nombreux souterrains lui disait que la masse rocheuse, au piedde la crête de montagnes, était en équilibre instable. Peut-être avait-elle été déplacée par un séisme ou par l’exhaussement général qui avait surélevé les montagnes d’une cinquantaine de mètres depuis la fondation de ce musée. Une expédition archéologique ordinaire n’était pas en mesure de fixer cette masse formidable. Seuls, des buts importants pour l’économie de la planète auraient justifié de tels efforts. D’autre part, les trésors historiques recelés dans une grotte aussi profonde pouvaient avoir une valeur technique, comme les inventions oubliées mais utiles au monde actuel. La prudence recommandait de ne pas pousser l’exploration plus loin. Mais pourquoi le savant ménagerait-il sa personne, alors que des millions de gens faisaient des travaux et des essais dangereux, que Dar Véter et ses camarades œuvraient à 57 mille kilomètres au-dessus, de la Terre et qu’Erg Noor se préparait à un voyage sans retour ! Ces deux hommes qu’elle tenait en haute estime n’auraient pas reculé ... Eh bien, elle ne reculerait pas non plus ... Des piles de rechange, une caméra électronique, deux appareils à oxygène ... Elles iraient à deux, Véda et l’intrépide Miika, laissant à leurs camarades le soin d’étudier la troisième salle. Véda Kong leur conseilla de se restaurer. On sortit les tablettes des voyageurs, comprimés d’albumines facilement assimilables, de sucres et d’antitoxines de la fatigue, mélangés de vitamines, d’hormones et de stimulants du système nerveux. Véda, surexcitée, n’avait pas faim. Miika ne revint qu’au bout de quarante minutes : elle avait, paraît-il, cédé à la tentation de faire la radioscopie de quelques armoires pour avoir une idée de leur contenu. La descendante des plongeuses japonaises remercia du regard son chef d’équipe et fut prête en un instant. Les câbles rouges et minces passaient au milieu du couloir. La lumière mauve des couronnes de gaz posées sur la tête des deux femmes ne pouvait percer l’obscurité séculaire de la galerie qui descendait en pente de plus en plus raide. De grosses gouttes froides tombaient de la voûte avec un bruit sourd et régulier. Des ruisseaux murmuraient dans les fissures. L’humidité pénétrante entretenait dans le souterrain une atmosphère de sépulcre. On ne rencontre que dans les grottes ce silence absolu, auquel veille l’écorce terrestre elle-même, insensible, inerte. Là-haut, si profond que soit le silence, on devine toujours une vie cachée, le mouvement de l’eau, de l’air ou de la lumière. Véda et sa compagne subissaient malgré elles l’emprise de la caverne qui les avait englouties, comme la tombe d’un passé mort qui ne revit que dans l’imagination. Elles avançaient vite, malgré la couche épaisse d’argile qui engluait le sol. Des blocs détachés des parois les forçaient parfois à escalader des encombrements et à ramper entre ces amas et la voûte. En une demi-heure, les deux exploratrices étaient descendues de quatre-vingt-dix mètres et avaient atteint un mur lisse, où stationnaient les deux automates de reconnaissance. Un reflet de lumière leur suffit à distinguer dans le mur une porte massive en acier inoxydable. Au centre du battant, deux bosses rondes, marquées de signes, des flèches dorées et des poignées ... Pour ouvrir, il fallait composer un signal conventionnel. Les archéologues connaissaient ce type de serrures, mais d’origine plus ancienne. Ayant tenu conseil, elles examinèrent le dispositif. Il ressemblait fort aux ouvrages que les gens rusés et méchants employaient autrefois à défendre leurs trésors contre les « étrangers » : dans l’Ere du Monde Désuni on classait les hommes en « étrangers » et « siens ». Quand on tentait de forcer ces portes, elles projetaient souvent des obus explosifs, des jets de gaz toxiques ou radiations aveuglantes qui tuaient les investigateurs sans méfiance. Les mécanismes en métaux résistants ou en matières plastiques s’étaient conservés durant 4es siècles et avaient emporté beaucoup de vies, jusqu’à ce qu’on eût appris à les neutraliser. Il était évident qu’on devait ouvrir la porte au moyen d’instruments spéciaux. Les exploratrices se voyaient obligées de quitter le seuil du mystère principal de la grotte. Sans aucun doute, cette porte hermétique dissimulait les vestiges les plus précieux. Véda et Miika éteignirent les lampes et cassèrent la croûte à la lumière de leurs couronnes. Après un bref repos, elles comptaient réitérer leur tentative. — Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là ? soupira Miika, les yeux sur la porte dont les dorures brillaient orgueilleusement. Elle semble nous narguer ... On ne passe pas .... vous ne saurez rien ! — Qu’avez-vous réussi à voir dans les armoires de la seconde salle ? s’enquit Véda, en réagissant contre le dépit puéril que lui causait cet obstacle inattendu. — Des épures de machines, des livres aux pages métalliques. Et puis, probablement, des rouleaux de films de cinéma, des listes, des cartes stellaires et terrestres. Dans la première salle, il y a des modèles de machines, dans la seconde, les documents techniques qui s’y rapportent, dans la troisième, comment dirai-je ... les reliques de l’histoire et les valeurs de l’époque où on utilisait l’argent.. Ma foi, c’est logique ... Mais où sont les valeurs dans le sens actuel du mot ? Les réalisations suprêmes de l’esprit humain, des sciences, des arts, de la littérature, s’écria Miika. — J’espère qu’elles sont derrière cette porte, répondit tranquillement Véda, mais je ne serais pas étonnée d’y découvrir des armes ! — Comment ! — Des armements, des moyens d’extermination rapide des hommes. L’hypothèse ne me semble pas fantaisiste. La petite Miika devint rêveuse, s’attrista et dit à voix basse : — En effet, cela paraît normal si on réfléchit au rôle de cette cachette. On y a mis à l’abri les plus grandes valeurs matérielles de la civilisation occidentale. Or, qu’est-ce qui passait pour essentiel, si en ce temps-là il n’existait pas d’opinion publique commune à toute la planète, ni même au peuple de ce groupe de pays. La nécessité et l’importance d’une chose ou d’une autre au moment donné étaient établies par des dirigeants qui manquaient souvent de compétence. Aussi, les objets réunis dans ces grottes ne sont-ils nullement les vraies valeurs, mais ce que la minorité des chefs tenait pour telles. Ils ont pu essayer de conserver, en premier lieu, les machines et peut-être les armes, sans se rendre compte que les superstructures de la civilisation sont pareilles à celles de l’organisme. — Mais oui, les superstructures que l’histoire crée en recueillant et assimilant l’expérience du travail, les connaissances, la technique, les réserves de matériaux, les corps simples et les formations chimiques pures. Une haute civilisation détruite ne peut être restaurée sans alliages solides, sans métaux rares, sans machines d’un rendement impeccable. Si tout cela était anéanti, comment ferait-on pour retrouver l’expérience, l’art de fabriquer les machines cybernétiques de plus en plus complexes, capables de subvenir aux besoins de milliards d’hommes ? — Il était aussi impossible de retourner à la civilisation antique dépourvue de machines, dont on rêvait parfois. — Bien sûr. Au lieu de la culture antique, c’eût été une épouvantable famine ... Les rêveurs individualistes se refusaient à comprendre que l’histoire ne se répète jamais ! Je n’affirme pas que ce sont des armes, mais je suis portée à le croire. Si ceux qui ont aménagé cette cachette avaient le tort, fréquent à l’époque, de confondre la culture et la civilisation, en négligeant l’éducation et le développement obligatoires des sentiments humains, ils pouvaient se passer des arts, des lettres et de la science éloignée des besoins du moment. On partageait la science elle-même en science utile et inutile, sans songer à son unité. Une science et un art pareils étaient regardés comme dç$ attributs agréables, mais pas toujours nécessaires, de la vie de l’homme. Or, le caveau que voici renferme l’essentiel ... Je pense aux armes, si naïf, si absurde que cela paraisse à nos contemporains ... Véda se tut, fixant la porte. — C’est peut-être un simple composteur que nous ouvrirons en l’auscultant au microphone, dit-elle tout à coup en s’approchant de la porte. On essaye ? Miika s’élança entre la porte et sa compagne. — Non, Véda ! Pourquoi ce risque insensé ? — J’ai l’impression que la caverne est près de s’effondrer. Une fois parties, nous ne pourrons plus revenir ... Vous entendez ? Un bruit vague et lointain leur parvenait, tantôt d’en bas, tantôt d’en haut ... Mais Miika, adossée à la porte, les ’bras en croix, restait inébranlable. — Vous croyez que ce sont des armes, Véda ? Il y a donc certainement un dispositif de défense ... C’est une porté de haine, comme tant d’autres ... Deux jours après, on descendit dans la grotte des appareils portatifs : un écran réflecteur Rœntgen pour la radioscopie du mécanisme, un émetteur d’ultra-sons pour la dislocation des joints intérieurs. Mais on n’eut pas l’occasion de s’en servir. Un grondement saccadé monta des entrailles de la caverne. Une forte secousse fit courir instinctivement vers la sortie les explorateurs qui étaient tous dans la troisième salle. Le bruit s’amplifiait, devenait une sorte de grincement sourd. C’était sans doute la masse entière des roches craquelées qui s’affaissait suivant une faille longeant le pied de la montagne. — Tout est perdu, sauve qui peut ! cria Véda désolée, et les gens se précipitèrent sur les chariots automatiques pour les diriger vers la deuxième caverne. Cramponnés aux câbles des robots, ils grimpèrent par le puits. Le tonnerre et le tremblement des parois les talonnaient et finirent par les rejoindre. Un fracas terrible ... La paroi inférieure de la seconde caverne s’écroula dans la brèche qui s’était formée à la place du boyau de communication de la troisième salle. La vague d’air projeta les hommes, dans un nuage de poussière et de gravier, jusque sous les voûtes de la première grotte. Ils s’abattirent sur le sol, attendant la mort. La poussière se déposait lentement. Les stalagmites et les saillies qui se voyaient à travers ce brouillard ne changeaient pas d’aspect. Le silence sépulcral se rétablit ... Véda, revenue à elle, se releva, agitée d’un tremblement nerveux. Deux de ses collaborateurs la soutinrent, mais elle se dégagea avec impatience. — Où est Miika ? Son adjointe, appuyée à une stalagmite, s’essuyait soigneusement le cou, les oreilles et les cheveux. — Presque tout est perdu, fit-elle en réponse à la question muette de Véda. La porte inabordable restera close sous quatre cents mètres d’ébouiis. La troisième caverne est complètement détruite ; quant à la seconde, on peut encore la déblayer. Elle contient, comme celle-ci, ce qu’il y a de plus précieux pour nous ... — En effet, Véda passa la langue sur ses lèvres sèches, mais nous avons manqué de résolution et de courage. L’effondrement était à prévoir ... — Un pressentiment gratuit. Inutile de vous affliger. Aurions-nous étayé ces montagnes pour l’unique plaisir de connaître ces valeurs douteuses ? Surtout, s’il s’agit d’armes ... — Et si c’étaient des œuvres d’art, des monuments de l’inestimable création humaine ? Non, nous aurions dû agir plus vite ! Miika haussa les épaules et conduisit sa compagne accablée vers la splendeur du soleil, la joie de l’eau claire et de la douche électrique tonifiante. Mven Mas marchait de long en large, selon son habitude, dans la pièce qu’on lui avait réservée à l’étage supérieur de la Maison, de l’Histoire, dans le secteur indien de la zone Nord. Il n’était là que depuis deux jours, après avoir travaillé à la Maison de l’Histoire du secteur américain ... La pièce, ou plus exactement la véranda à façade de verre polarisateur, donnait sur les lointains bleus d’un plateau accidenté. Mven Mas branchait de temps à autre les volets de polarisation croisée. Une pénombre grise envahissait le local, et des reproductions électroniques de tableaux, de fragments de films, de sculptures et d’édifices défilaient sur l’écran hémisphérique. L’Africain les examinait et dictait au robot-secrétaire des notes pour son futur livre. La machine imprimait, numérotait les pages et les classait soigneusement. Quand il était las, Mven Mas débranchait les volets et s’approchait de la fenêtre, le ragard perdu, réfléchissant à son étude. Il s’étonnait de voir abolies tant de choses d’une civilisation encore récente. Ainsi, les finesses de langage caractéristiques de l’Ere de l’Unification — astuces verbales et littéraires qui passaient jadis pour un signe d’instruction supérieure — avaient complètement disparu. On ne pratiquait plus les belles-lettres en tant que musique de la parole, art très en faveur encore dans l’Ere du Travail Général, ni le jonglage de mots appelé traits d’esprit. Le besoin de dissimuler ses pensées ne se faisait plus sentir depuis la fin de l’Ere du Monde Désuni. Les entretiens étaient sensiblement simplifiés et abrégés ... Sans doute que l’Ere du Grand Anneau verrait se développer le troisième système de signalisation de l’homme ou échange d’idées sans paroles. Mven Mas dictait au robot vigilant ses pensées nouvelles. — La psychologie fluctuante30 de l’art, fondée par Luda Fir, date du deuxième siècle de l’Ere de l’Anneau. C’est elle qui a permis de prouver scientifiquement la différence de la perception émotive des femmes et des hommes, en dévoilant le domaine qui avait existé durant des siècles comme un subconscient quasi mystique. Mais ce n’est là que la moindre partie de la tâche. Luda Fir a réussi à signaler les liens principaux des perceptions sensitives, grâce à quoi on a pu les faire correspondre chez les deux sexes ... Une sonnerie et un feu vert appelèrent soudain Mven Mas au vidéophone. Pour qu’on le dérangeât aux heures d’étude, il fallait que la communication fût importante. L’automate enregistreur se débrancha, et Mven Mas descendit en hâte au bureau. Véda Kong, les joues écorchées et les yeux cernés, le salua de l’écran. Mven Mas ravi lui tendit ses grandes mains, provoquant un faible sourire sur le visage soucieux de la jeune femme. — Aidez-moi, Mven. Je sais que vous êtes occupé, mais Dar Véter a quitté la Terre, Erg Noor est loin, et, à part eux, il n’y a que vous à qui je puisse m’adresser sans façons ... Il m’est arrivé un malheur ... — Quoi donc ? Dar Véter ? ... — Oh, non ! Un éboulis à l’endroit des fouilles. Elle résuma l’accident de la caverne de Den-of-Koul. — Vous êtes actuellement le seul de mes amis qui ait accès au Cerveau Prophétique ... — Auquel des quatre ? — Au centre de Détermination Inférieure. — Je comprends. Il faut calculer les possibilités d’atteindre la porte en dépensant le minimum d’efforts et de matériaux. — C’est cela ! — Vous avez les données ? — Elles sont là. — J’écoute. Mven Mas aligna rapidement les chiffres. — Reste à attendre que la machine reçoive mon message. Je vais me mettre en liaison avec l’ingénieur de service. La Détermination Inférieure se trouve dans le secteur australien de la zone Sud. — Et la Détermination Supérieure ? — Dans le secteur indien de la zone Nord, où je suis actuellement. Je tourne le commutateur, attendez la réponse. Devant l’écran éteint, Véda essaya d’imaginer le Cerveau Prophétique. Elle croyait voir un immense cerveau humain avec ses circonvolutions palpitantes, bien qu’elle sût que c’étaient de grandes machines électroniques de classe supérieure, capables de résoudre les problèmes les plus complexes du domaine connu des mathématiques. La planète ne possédait que quatre machines de ce genre, différemment spécialisées. Véda n’eut pas longtemps à attendre. L’écran se ralluma et Mven Mas lui demanda de l’appeler dans six jours, vers la fin de la soirée. — Mven, vous êtes un auxiliaire inestimable ! — Pour l’unique raison que j’ai quelques connaissances et quelques droits en mathématiques ? C’est votre travail à vous qui est inestimable, car vous connaissez les langues et les cultures anciennes ... Véda, vous êtes trop absorbée par l’Ere du Monde Désuni ! Elle fronça les sourcils, mais l’Africain rit de si bon cœur qu’elle suivit son exemple et disparut après un geste d’adieu. Mven Mas la revit au vidéophone à la date convenue. — Inutile de parler, je devine que la réponse est défavorable. — Oui. La stabilité est au-dessous de la limite de sécurité ... Si on procède comme d’habitude, le déblai constituera un kilomètre cube de calcaire. — Nous n’avons donc qu’un moyen : sortir les coffres-forts de la seconde caverne par un tunnel, dit tristement Véda. — Vaut-il la peine de vous désoler ? — Pardonnez-moi, Mven, mais vous aussi vous étiez devant une porte qui dissimulait un mystère. Le vôtre était grand, universel, et le mien est petit. Mais du point de vue émotif, mon échec est égal au vôtre. — Nous voilà compagnons d’infortune. Je vous garantis qu’on se heurtera maintes fois encore à des portes d’acier. Elles se multiplieront à mesure que nos visées seront plus audacieuses. — L’une d’elles finira bien par s’ouvrir ! — Certes. — Mais vous n’avez pas tout à fait renoncé ? — Bien sûr que non. Nous recueillerons de nouveaux faits, des coefficients plus exacts. — Et s’il fallait attendre toute votre vie ? — Qu’est-ce que ma vie individuelle, comparée aux progrès de la science ! — Où est votre ardeur, Mven ? — Elle n’est pas disparue, elle est seulement jugulée ... par la souffrance. — Et Ren Boz ? — Il va mieux. Il cherche à préciser son abstraction. — Je vois. Une minute, Mven ... Quelque chose d’important ! L’écran de l’Africain s’éteignit, et quand il se ralluma, Mven Mas crut voir une autre femme, juvénile et insouciante. — Dar Véter redescend sur la Terre. Le satellite 57 est achevé avant terme. — Déjà ! Tout est fait ? — Non, seulement le montage extérieur et l’installation des machines énergétiques. Les travaux intérieurs sont plus faciles. On a rappelé Dar Véter pour qu’il prenne du repos et analyse le rapport de Junius Ante sur un nouveau mode de transmission par l’Anneau. — Merci, Véda. Je serais heureux de revoir Dar Véter. — Vous le verrez certainement ... Mais je n’ai pas fini. Grâce aux efforts conjugués de l’humanité, on a amassé de l’anaméson pour le — Oui. La planète leur montrera, au moment des adieux, ce qu’elle a de plus beau et de plus séduisant. Comme ils auraient voulu voir la danse de Tchara à la Fête des Coupes de Feu, la danseuse la répétera pour eux avant l’envol, au cosmoport central d’El Homra ... Rendez-vous là-bas ! — C’est entendu, cher Mven Mas ! La vaste plaine d’El Homra s’étend au sud du golfe de Grande Syrte, en Afrique du Nord. Avant la suppression des cycles alizéens et la transformation du climat, c’était une hamada, désert de gravier jpoli et de rochers .asguleux, d’une teinte rougeatre qui a donné au site le nom de hamada la Rouge. Océan de feu les jours de soleil, océan d’aigre bise les nuits d’automne et d’hiver. Il ne restait à présent de la hamada que le vent qui faisait ondoyer sur le terrain ferme l’herbe haute et bleuâtre transplantée d’Afrique australe. Le sifflement du vent et l’ondulation de l’herbe éveillaient dans l’âme une vague mélancolie et le sentiment d’avoir déjà vu ce paysage steppique plus d’une fois et en diverses circons-tancesi dans la joie et le chagrin ... Les envols et les atterrissages des astronefs laissaient dans la savane des brûlures de près d’un kilomètre de diamètre. Ces cercles étaient entourés de grillages métalliques rouges et restaient isolés pendant dix ans, durée deux fois plus longue que celle de la désagrégation des gaz d’échappement des moteurs. Après un atterrissage ou un départ, le cosmoport déménageait ailleurs. Cela prêtait à l’équipement et aux locaux un caractère provisoire et apparentait le personnel aux anciens nomades du Sahara, qui avaient vagabondé là pendant des millénaires sur des animaux bossus au cou cambré et aux pattes calleuses, appelés dromadaires ... Le planétonef Dar Véter admirait non seulement le bleu du ciel et la blancheur virginale des nuages, mais aussi le sol poussiéreux, hérissé d’une herbe rare. Quel plaisir de fouler la Terre sous le soleil d’or, le visage exposé à la fraîcheur de la brise ! C’est seulement après avoir séjourné au bord des gouffres cosmiques qu’on peut apprécier toute la beauté de notre planète, surnommée autrefois la Grom Orm, le vieux président du Conseil, ne retint pas le bâtisseur, car il voulait dire adieu lui-même à l’équipage du Ils arrivèrent ensemble à El Homra le jour du départ. Dar Véter aperçut d’en haut deux énormes miroirs dans l’immensité grise de la plaine : celui de droite presque circulaire, celui de gauche en forme d’ellipse oblongue, effilée à un bout. C’étaient les traces récentes des envols de la 38e expédition astrale. Le cercle provenait du Le travail de Dar Véter ne lui permettait même pas de vivre jusqu’à l’arrivée du Dar Véter, perdu dans ses méditations, faillit buter contre de signal de la zone de sécurité, se détourna et aperçut au pied du pylône mobile de télévision la silhouette familière de Ren Boz. Il accourait, ébouriffant ses mèches rousses et clignant ses yeux aigus. Une fine résille de cicatrices prêtait à son visage une expression douloureuse. — Heureux de vous voir sain et sauf, Ren ! — J’ai grand besoin de vous ! Ren Boz tendit à Dar Véter ses petites mains semées de taches de rousseur. — Que faites-vous là de si bonne heure ? — J’ai assisté au départ de L’Aella : il m’importe fort de connaître les données de la gravitation d’une étoile aussi lourde. Quand j’ai su que vous viendriez, je suis resté. Dar Véter se taisait, attendant l’explication. — Vous retournez à l’observatoire des stations externes, sur la demande de Junius Ante ? Dar Véter fit un signe affirmatif. — Ante a noté dernièrement plusieurs messages reçus par l’Anneau et qui n’ont pas pu être déchiffrés ... — La réception de messages en dehors de l’horaire se fait tous les mois. Le temps de l’écoute est déplacé à chaque fois de deux heures terrestres. En une année, la vérification embrasse vingt-quatre heures ; en huit ans — un cent millième de seconde galactique. C’est ainsi que se comblent les lacunes de la réception du Cosmos. Au cours des six derniers mois du cycle de huit années, on capte des messages incompréhensibles et certainement très lointains. — Je m’y intéresse beaucoup et je vous prie de me prendre pour adjoint ! — Il vaudrait mieux que je vous aide. Nous examinerions ensemble les enregistrements des machines mnémotechniques. — Avec Mven Mas ? — Bien sûr ! — C’est épatant, Véter ! Je me sens si mal à l’aise depuis cette malheureuse expérience : je suis si coupable envers le Conseil ! Mais avec vous je me sens à l’aise, quoique vous soyez membre du Conseil, ex-directeur, et que vous ayez déconseillé de tenter l’expérience ... — Mven Mas aussi est membre du Conseil. Le physicien s’absorba un instant dans ses souvenirs, puis il eut un rire silencieux : — Mven Mas, lui ... il sent mes pensées et tâche de les concrétiser. — N’est-ce pas là votre erreur ? Ren Boz fronça les sourcils et changea de sujet. — Véda Kong va venir, elle aussi ? — Je l’attends. Vous savez qu’elle a failli périr en explorant une caverne pleine de choses anciennes et munie d’une porte d’acier hermétique ? — Je l’ignorais. — Et moi, j’oubliais que vous ne partagiez pas la passion de Mven Mas pour l’histoire. Toute la planète discute sur le mystère de cette porte. Des millions de volontaires offrent leurs services pour les fouilles. Véda a décidé de soumettre la question à l’Académie des Prédictions. — Verrons-nous Evda Nal au cosmoport ? — Non, elle est empêchée ! — Il y en a qui le regretteront ! Véda l’aime beaucoup et Tchara en raffole. Vous vous souvenez de Tchara ? — Une femme exotique ... du type panthère ... d’origine tsigane ou hindoue ? Dar Véter leva les bras au ciel, dans une attitude d’horreur plaisante. — Qu’est-ce que je dis là ! D’ailleurs, je répète constamment la faute des anciens qui n’entendaient rien aux lois de la psychophysiologie et de l’hérédité. Je voudrais toujours voir chez les autres ma mentalité et mes sentiments. — Evda, fit Ren Boz sans approuver le repentir de son interlocuteur, suivra l’envol comme tous les habitants de la planète. Le physicien montra les trépieds des caméras de réception blanche, infrarouge et ultraviolette, disposés en demi-cercle autour de l’astronef. Les différents groupes de rayons du spectre animaient d’une vie réelle l’image en couleurs de l’écran, de même que les diaphragmes harmoniques supprimaient la résonance métallique dans la transmission de la voix. Dar Véter regarda en direction du nord, d’où venaient des électrobus automatiques lourdement chargés de voyageurs. Véda Kong sauta de la première voiture et courut en s’empê-trant dans l’herbe haute. Elle se jeta contre la robuste poitrine de Dar Véter, d’un élarj, si impétueux que ses longues tresses volèrent par-dessus les épaules de l’homme. Il l’écarta doucement pour contempler le cher visage rénové par Ja coiffure inusitée. — J’ai joué dans un film pour enfants une reine nordique des Siècles Sombres, et je n’ai eu que le temps de me changer, expliqua-t-elle, un peu essoufflée. Il était trop tard pour me recoiffer. Dar Véter se la représenta en longue robe de brocart, la tête ceinte d’une couronne d’or à pierres bleues, avec ses nattes blondes descendant au-dessous des genoux, et ses yeux gris au regard téméraire ... Il s’épanouit dans un sourire. — Vous aviez une couronne ? — Oui, elle est comme ceci. De son doigt, Véda traça dans J’air le contour d’un large bandeau à fleurons trèfles. — Je la verrai ? — Aujourd’hui même. Je demanderai qu’ils te montrent le film. Comme Dar Véter allait la questionner sur ces mystérieux « ils », Véda salua le grave physicien, qui répondit par un sourire naïf et cordial. — Où sont donc les héros d’Achernard ? Ren Boz parcourut des yeux le terrain toujours désert autour de l’astronef. — Là-bas ! Véda indiqua une pyramide en plaques de verre laiteux, couleur pistache, à châssis argentés : la grande salle du cosmoport. — Allons-y. — Nous serions de trop, dit Véda d’une voix ferme. Ils regardent le salut d’adieu de la Terre. Allons vers le Les hommes obéirent. Véda qui marchait à côté de Dar Véter lui demanda tout bas : — Elle ne me ridiculise pas trop, cette coiffure à l’antique ? Je pourrais ... — Non, non. Le contraste avec la robe moderne est très joli, les tresses sont plus longues que la jupe. Laisse-les ! — J’obéis, mon Véter ! chuchota-t-elle, et ses paroles magiques firent palpiter le cœur de l’homme et colorèrent ses joues pâles. Une foule nombreuse se dirigeait sans hâte vers l’astronef. Les gens souriaient à Véda et la saluaient du geste, beaucoup plus souvent que Dar Véter ou Ren Boz. — Vous êtes populaire, Véda, fit observer le physicien. Est-ce votre renommée d’historien ou votre beauté qui en est la cause ? — Ni l’une ni l’autre. Mon travail et mon activité sociale m’obligent à voir beaucoup de monde. Vous et Véter, vous êtes tantôt confinés dans les laboratoires, tantôt absorbés par un travail nocturne qui vous isole. Votre œuvre est bien plus considérable et plus marquante que la mienne, mais elle n’a trait qu’à un seul domaine, qui n’est pas le plus près du cœur. Tchara Nandi et Evda Nal sont beaucoup plus connues que moi. — Encore un reproche à notre civilisation technique ? riposta gaiement Dar Véter. — Pas à la nôtre, mais à la survivance des erreurs fatales du passé. II y a vingt millénaires, nos ancêtres des cavernes savaient déjà que l’art et l’éducation sentimentale qui s’y rapporte ne comptent pas moins pour la société que la science. — En ce qui concerne les rapports entre les hommes ? s’informa le physicien intéressé. — C’est cela. — Un sage de l’antiquité a dit que le plus difficile sur terre est de conserver la joie ! intervint Dar Véter. Tenez, voici un autre allié fidèle de Véda ! Mven Mas arrivait de son pas dégagé, attirant l’attention générale par sa haute taille et son teint foncé. — Tchara a fini de danser, conclut Véda. L’équipage du — A leur place, je viendrais à pied, le plus lentement possible, dit soudain Dar Véter. Véda lui prit le bras. — Vous vous énervez. — Bien sûr. Il m’est pénible de penser qu’ils s’en vont pour toujours et que je ne reverrai plus l’astronef. Quelque chose en moi proteste contre ce sacrifice, peut-être parce qu’il m’enlève des amis ! — Je ne crois pas, déclara Mven Mas dont l’oreille fine avait capté à distance les propos de Dar Véter. C’est la protestation naturelle de l’homme contre l’implacabilité du temps. — Tristesse d’automne ? railla doucement Ren Boz en souriant des yeux à son camarade. — Avez-vous remarqué que l’automne mélancolique des latitudes tempérées plaît surtout aux hommes actifs, optimistes et très sensibles ? répliqua Mven Mas en tapotant l’épaule du physicien. — C’est très juste ! s’exclama Véda. — Et c’est connu depuis longtemps ... — Dar Véter, êtes-vous sur le terrain ? Dar Véter, êtes-vous sur le terrain ? rugit une voix quelque part en haut et à gauche. Junius Ante vous appelle au vidéophone du bâtiment central. Junius Ante vous appelle ! Au vidéophone du bâtiment central ... Ren Boz tressaillit et se redressa. — Puis-je vous accompagner, Dar Véter ? — Allez-y à ma place. Vous pouvez manquer l’envol. Junius Ante, fidèle aux traditions, préfère la vision directe à l’enregistrement. Il ressemble sous ce rapport à Mven Mas ... Le cosmoport possédait un puissant vidéophone et un écran hémisphérique. Ren Boz entra dans la pièce ronde silencieuse. L’employé de service tourna le commutateur et montra l’écran latéral de droite, où était apparu Junius Ante, la mine bouleversée. Celui-ci dévisagea le physicien et, comprenant la cause de l’absence de Dar Véter, salua Ren Boz de la tête. — Moi aussi, j’aurais voulu voir l’envol. Mais c’est l’heure de la réception empirique hors programme, qui se fait dans la direction habituelle et au diapason 62/77. Levez l’entonnoir de l’émission dirigée et orientez-le sur l’observatoire. Je vais envoyer le rayon vecteur à travers la Méditerranée, droit sur El Homra. Captez à l’éventail tubulaire et branchez l’écran hémisphérique ... Junius Ante regarda de côté et ajouta : dépêchez-vous ! Le physicien exercé à ces manipulations fit le nécessaire en deux minutes. Au fond de l’écran hémisphérique surgit l’image de la Galaxie où les deux savants reconnurent infailliblement la Nébuleuse d’Andromède ou M-31, connue de l’homme depuis longtemps. Un point lumineux surgit dans la spire extérieure de l’immense galaxie, presque au centre du disque lentiforme, vu en raccourci. De là partait un système stellaire qui semblait une brindille minuscule et devait être une branche d’au moins cent parsecs de long. Le point grossit en même temps que la brindille, tandis que la galaxie disparaissait au-delà du champ visuel. Un flux d’étoiles jaunes et rouges barrait l’écran. Le point, devenu un rond, brillait à l’extrémité du flux. Au bord de ce dernier ressortit une étoile orange de classe spectrale K, autour de laquelle tournaient des planètes presque imperceptibles. Le rond lumineux recouvrit entièrement l’une d’elles. Et le tout fut soubitenient entraîné dans un tourbillon rouge et un papillotement d’étincelles ... Ren Boz ferma les yeux ... — Une rupture, dit Junius Ante de l’écran latéral. Je vous ai montré l’observation du mois dernier, enregistrée par les machines mnémotechniques. Je transmets à présent la réception directe. Les étincelles et les lignes pourpres continuaient à se démener sur l’écran. . — Voilà qui est singulier ! s’écria le physicien. Comment expliquez-vous cette « rupture » ? — Patience ! L’émission reprend. Mais qu’est-ce que vous trouvez de singulier ? — La couleur rouge. Dans la spectre, la Nébuleuse d’Andromède se manifeste par un déplacement vers le violet, c’est-à-dire qu’elle doit se rapprocher de nous. — La rupture n’a rien à voir avec Andromède. C’est un phénomène local ! — Vous croyez que c’est par hasard que leur poste d’émission est situé au bord de la galaxie, dans une zone encore plus éloignée de son centre que la zone du Soleil ne l’est du centre de notre Voie lactée ? Junius Ante toisa Ren Boz d’un regard sceptique. — Vous ne pensez qu’à discuter, sans songer que la Nébuleuse d’Andromède nous parle à une distance de quatre cent cinquante mille parsecs ! — C’est vrai ! fit Ren Boz confondu, elle est séparée de nous par un million cinq cent mille années-lumière. Le message remonte à quinze mille siècles. — Et ce que nous voyons ici a été envoyé longtemps avant l’époque glaciaire et l’apparition de l’homme sur notre planète ! Junius Ante s’était visiblement radouci. Les lignes rouges ralentirent leur mouvement, l’écran s’obscurcit et se ralluma soudain. Une plaine rase s’entre voyait à peine dans la pénombre. Des constructions bizar-res, en forme de champignons, y étaient éparpillées. Au premier plan, un vaste cercle bleu clair jetait un éclat métaïli que. Juste en son milieu, pendaient, l’un au-dessus de l’au tre, deux disques biconvexes. Non, ils ne pendaient pas, ils montaient lentement. La plaine disparut, il ne resta qu’un disque, plus bombé du côté inférieur, les deux faces marquées de grosses spirales en relief ... — Ce sont eux, ce sont eux ! s’écrièrent les deux savants, frappés par la ressemblance de cette image avec les photographies et les dessins de l’appareil discoïde que la 37e expédition astrale avait découvert sur la planète de l’étoile de fer. Nouveau tourbillon de lignes rouges, et l’écran s’éteignit, Ren Boz attendait, n’osant détourner son regard ... Le premier regard humain qui eût effleuré la vie et la pensée d’une autre galaxie ! Mais l’écran ne se rallumait pas. Junius Ante reprit la parole. — Le message est interrompu. On ne peut dépenser l’énergie terrestre à attendre la suite. Toute la planète sera en émoi ! Il faut demander au Conseil de l’Economie de doubler’ la fréquence des réceptions hors programme, mais vu les dépenses nécessitées par l’envoi du — Ce disque serait parti d’Andromède? Combien de temps a-t-il donc volé ? questionna Ren Boz, comme s’il se parlait à lui-même. — Il a erré après la mort de l’équipage, pendant près de deux millions d’années, à travers l’espace qui sépare les deux galaxies, répondit Junius Ante d’un ton austère, jusqu’à ce qu’il eût échoué sur la planète de l’étoile T. Ces astronefs doivent atterrir automatiquement, alors même qu’aucun être vivant n’eût touché aux leviers de commande depuis des milliers de millénaires. — Et si leur vie était très longue ? — Elle ne peut toutefois durer des millions d’années, car ce serait contraire aux lois de la thermodynamique, répondit froidement Junius Ante. Et malgré ses dimensions colossales, le disque n’était pas en mesure de contenir toute une planète d’hommes . . ,, d’êtres pensants ... Non, pour le moment les galaxies ne peuvent ni s’atteindre les unes les autres ni même échanger des messages ... — Ce sera bientôt possible, dit Ren Boz, péremptoire. Il prit congé de Junius Ante et regagna le terrain du cosaioport d’où le Dar Véter, Véda et Mven Mas se tenaient un peu à l’écart de la foule. Toutes les têtes étaient tournées vers le bâtiment central. Une haute plâ’te-forme passa sans bruit, accueillie par des gestes de salut et des acclamations : chose qu’on ne se permettait que dans les cas exceptionnels. Les vingt-deux membres de l’équipage du La plate-forme aborda l’astronef. Devant le haut ascenseur ambulant se massaient des hommes en combinaison blanche, le visage blême de fatigue : vingt membres d’une commission spéciale, composée essentiellement d’ingénieurs-ouvriers’ du cosmoport. Au cours des dernières vingt-quatre heures, ils avaient vérifié, à l’aide de machines de contrôle, tout l’équipement de l’expédition et s’étaient assurés une fois de plus du bon état du vaisseau au moyen des appareils tensoriels. Selon le règlement institué à l’aube de l’astronautique, le président de la commission fit son rapport à Erg Noor, réélu chef de l’expédition d’Achernard. D’autres membres de la commission signèrent sur une plaque en bronze où étaient marqués leurs portraits. Après l’avoir remise à Erg Noor, ils prirent congé et se retirèrent. Alors, la foule afflua. On se rangea en bon ordre devant les partants, laissant à leurs proches l’accès du petit palier de l’ascenseur. Les opérateurs de cinéma fixèrent les moindres gestes des astrenau-tcs : c’était le dernier souvenir qui resterait d’eux sur la planète. Erg Noor aperçut de loin Véda ; il fourra le certificat de bronze sous la large ceinture de l’astronavigateur et s’avança en hâte vers la jeune femme ... — Que c’est bien d’être venue, Véda ! — Pouvais-je faire autrement ? — Vous êtes pour moi ie symbole de la Terre et de ma jeunesse ! — La jeunesse de Niza est avec vous, pour toujours l — Je ne dirai pas que je ne regrette rien, ce serait un mensonge. J’ai pitié de Niza, de mes camarades, de moi-même ... La perte est trop grande. Depuis mon dernier retour j’ai appris à aimer la Terre pius fort, plus simplement, avec abnégation ... — Et vous partez néanmoins ? — J’y suis forcé. En refusant, j’aurais perdu non seulement le Cosmos, mais aussi la Terre. — L’exploit est d’autant plus difficile que l’amour est plus grand ? — Vous m’avez toujours bien compris. Tenez, voici Niza ... Je viens d’avouer ma tristesse à Véda ... La jeune fille amaigrie, qui ressemblait à un garçon avec ses cheveux roux coupés court, baissa les cils : — C’est dur ... Vous êtes tous ... si bons, si gentils, si beaux ... Quelle douleur de s’arracher, vivant, à la Terre nourricière ... La voix de l’astronavigatrice défaillit. Véda l’attira contre elle, en chuchotant des consolations-dont les femmes détiennent le secret. — Neuf minutes jusqu’à la fermeture des trappes, dit sourdement Erg Noor, sans quitter Véda des yeux. — Que c’est long ! s’écria naïvement Niza, des larmes dans la voix. Véda, Erg, Dar Véter, Mven Mas et les autres amis des astronautes furent affligés et surpris de se sentir à court de paroles. Ils ne trouvaient pas à formuler leur attitude envers l’exploit accompli au nom de la postérité. Tout le monde savait à quoi s’en tenir : qu’auraient donné les mots superflus ? Quels vœux, quelles plaisanteries ou promesses pouvaient toucher l’âme de ceux qui partaient pour toujours dans les abîmes du Cosmos ? Le deuxième système de signalisation de l’homme se révélait imparfait et cédait la place au troisième. Des regards profonds, qui exprimaient des élans ineffables, se croisaient dans un silence tendu ou buvaient la nature pauvre d’El Homra. — Il est temps ! La voix d’Erg Noor qui avait retrouvé son timbre métallique cingla comme un coup de fouet et précipita les adieux. Véda étreignit Niza avec un sanglot. Elles restèrent un instant joue contre joue, les yeux fermés, tandis que les hommes échangeaient des poignées de main. L’ascenseur ayait déjà fait disparaître huit astronautes par la trappe ovale du vaisseau. Erg Noor prit Niza par la main et lui parla à l’oreille. Elle se dégagea, le feu au visage, et courut vers l’astronef. S’étant retournée sur le seuil de l’ascenseur, elle rencontra les yeux immenses de Tchara qui était d’une pâleur inaccoutumée. — Vous permettez que je vous embrasse, Tchara ? de-manda-t-elle tout haut. Sans répondre, Tchara Nandi se précipita sur le palier, enlaça d’un bras frémissant le cou de l’astronavigatrice, puis gauta à terre, toujours muette, et s’enfuit. Erg Noor et Niza montèrent ensemble. La foule se figea, lorsque deux silhouettes — un homme de grande taille et une svelte jeune fille — s’attardèrent un moment devant la trappe, sur la saillie du bord illuminé du Véda Kong joignit les mains et Dar Véter entendit craquer ses jointures. Erg Noor et Niza avaient disparu. Le trou noir se ferma d’une plaque ovale, de la même teinte neutre que le reste de la cuirasse. Au bout d’une seconde, l’œil le plus perçant n’aurait pu distinguer les traces de l’ouverture sur les flancs bombés du fuselage colossal. L’astronef, dressé verticalement sur ses appuis écartés, avait quelque chose d’humain. L’impression provenait peut-être de la boule de l’avant, coiffée d’un cône et munie de phares pareils à des yeux. Les arrêts de la partie centrale ressemblaient à des épaulières de chevalier. Le vaisseau était comme un titan aux jambes écartées, qui regardait altière-ment par-dessus les têtes levées de la foule ... Les sirènes mugirent d’une voix terrible. De larges plates-formes automotrices, surgies comme par enchantement auprès du vaisseau, évacuèrent une grande partie du public. Les trépieds des vidéophones et des projecteurs reculèrent sans détourner du — Ils ne nous reverront plus, ni même notre ciel ? demanda Tchara à Mven Mas penché sur elle. — Non ! Au stéréotélescope peut-être ... Des feux verts luisaient sous la carène de l’astronef. Le radiophare du bâtiment central tourna à une vitesse folle, annonçant au monde entier le prochain envol du vaisseau. — L’astronef reçoit le signal du départ ! rugit soudain une voix métallique si violente que Tchara tressaillit et se serra contre Mven Mas. Ceux qui sont encore à l’intérieur du cercle, levez les bras, sinon vous êtes morts ! Levez les bras ... sinon ... cria l’automate pendant que ses projecteurs fouillaient le terrain, à la recherche des badauds restés dans la zone dangereuse. N’ayant trouvé personne, ils s’éteignirent. Le robot hurla de nouveau, avec une frénésie accrue, sembla-t-il à Tchara. — Après le son de cloche, tournez le dos à l’astronef et fermez les yeux. Ne les rouvrez pas avant le deuxième son. Tournez le dos et fermez les yeux ! clamait l’automate, anxieux et menaçant. — J’ai peur ! chuchota Véda à son compagnon. Dar Vé-ter détacha tranquillement de sa ceinture des masques à lunettes noires, les déroula, en passa un à la jeune femme et mit l’autre lui-même. A peine avait-il bouclé la courroie qu’une grande cloche sonna furieusement« sous l’auvent des appareils de signalisation. Le tintement s’arrêta net, et le chant monotone des cigales grésilla seul dans le silence. Soudain, l’astronef émit un hurlement qui pénétra jusqu’aux entrailles du corps humain, et les feux s’éteignirent. L’appel traversa la plaine obscure ... une, deux, trois, quatre fois. Les gens impressionnables croyaient entendre les cris d’angoisse du vaisseau lui-même, désolé de partir. Le bruit cessa subitement. Une muraille de flammes aveuglante entoura le La foule s’écoulait lentement vers les électrobus, regardant tour à tour le ciel et le terrain, devenu singulièrement morne, comme si la hamada d’El Homra, terreur des caravanes de jadis, était rentrée dans ses droits. Les étoiles familières émergeaient à l’horizon sud. Tous les yeux se tournèrent du côté où Achernard se levait, bleu et scintillant. Le Dar Véter et Véda Kong rejoignirent Tchara et Mven Mas. L’Africain répondait à une question de la jeune fille : — Non, je ne suis pas abattu, j’éprouve une grande fierté nuancée de tristesse. Je suis fier des hommes qui montent toujours plus haut dans le Cosmos et se confondent avec lui. Je suis triste de voir se rétrécir notre Terre chérie ... Dans-les temps immémoriaux, les Mayas, Peaux-Rouges de l’Amérique Centrale, ont laissé une inscription austère. Je l’ai communiquée à Erg Noor qui en ornera la bibliothèque-laboratoire du Mven Mas se retourna, et voyant que ses amis l’écou-taient, récita d’une voix forte : — « Toi qui montreras plus tard ton visage en ce lieu 1 Si ton esprit est lucide, tu démanderas qui nous sommes. Qui sommes-nous ? Demande-le à l’aurore, à la forêt, à la vague, à la tempête, à l’amour. Demande-le à la terre de souffrances, à la terre bien-aimée. Qui sommes-nous ? La terre ! » — Moi aussi, je suis terre jusqu’à la moelle des os ! ajouta l’Africain. Ren Boz accourait, haletant. Ils entourèrent le physicien qui leur apprit en quelques mots la grande nouvelle : le premier contact entre deux gigantesques amas d’étoiles. — J’aurais tant voulu revenir avant l’envol, dit-il, affligé, pour informer Erg Noor : il avait compris déjà sur la planète noire que le disque à spirale était un astronef d’un monde infiniment lointain, qui avait voyagé pendant une éternité dans le Cosmos ... — Ne saura-t-il donc jamais que son disque venu des profondeurs de l’Univers est originaire d’une autre galaxie, de la Nébuleuse d’Andromède ? dit Véda. Quel dommage qu’il n’ait pas entendu cette communication ! — II l’entendra ! déclara Dar Véter avec assurance. Nous réclamerons au Conseil de l’énergie pour un message spécial. J’appellerai l’astronef par le satellite 36. Le NOTES 1 2 3 4 Chaque classe se subdivise en dix sous-classes numérotées, 7, par exemple. II existe d’autre part des classes particulières N, P, R, S accusant dans leurs spectres une teneur élevée en carbone, cyanogène, titane, zirconium. 6 7 8 9 Selon la théorie de la relativité, lorsqu’un objet se meut à une vitesse proche de celle de la lumière, le temps pour lui se contracte en comparaison avec celui d?un observateur immobile par rapport à l’astronef. 10 11 12 13 14 15 16 17 13 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30