– Ne me pose pas trop de questions, mon petit…
– Mohammed.
– …Ne me pose pas trop de questions, je suis un peu fatigué aujourd’hui.
J’ai pris le Livre et Monsieur Hamil l’a senti et il est devenu inquiet. J’ai regardé le titre et je lui ai rendu. J’ai mis sa main dessus.
– Voilà, Monsieur Hamil, il est là, vous pouvez le sentir.
Je voyais ses doigts qui touchaient le Livre.
– Tu n’es pas un enfant comme les autres, mon petit Victor. Je l’ai toujours su.
– Un jour, j’écrirai les misérables, moi aussi, Monsieur Hamil. Il y aura quelqu’un pour vous ramener chez vous, tout à l’heure ?
–
J’en avais un peu marre parce qu’il n’y en avait que pour l’autre.
– Racontez-moi quelque chose, Monsieur Hamil. Racontez-moi comment vous avez fait votre grand voyage à Nice, quand vous aviez quinze ans.
Il se taisait.
– Moi ? J’ai fait un grand voyage à Nice ?
– Quand vous étiez tout jeune.
– Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas du tout.
– Hé bien, je vais vous raconter. Nice, c’est une oasis au bord de la mer, avec des forêts de mimosas et des palmiers et il y a des princes russes et anglais qui se battent avec des fleurs. Il y a des clowns qui dansent dans les rues et des confettis qui tombent du ciel et n’oublient personne. Un jour, j’irai à Nice, moi aussi, quand je serai jeune.
– Comment, quand tu seras jeune ? Tu es vieux ? Quel âge as-tu, mon petit ? Tu es bien le petit Mohammed, n’est-ce pas ?
– Ah ça, personne n’en sait rien et mon âge non plus. Je n’ai pas été daté. Madame Rosa dit que j’aurais jamais d’âge à moi parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que ça, être différent. Vous vous souvenez de Madame Rosa ? Elle va bientôt mourir.
Mais Monsieur Hamil s’était perdu à l’intérieur parce que la vie fait vivre les gens sans faire tellement attention à ce qui leur arrive. Il y avait dans l’immeuble en face une dame, Madame Halaoui, qui venait le chercher avant la fermeture et qui le mettait dans son lit parce qu’elle non plus n’avait personne. Je ne sais même pas s’ils se connaissaient ou si c’était pour ne pas être seuls. Elle avait un étalage de cacahuètes à Barbès et son père aussi, quand il était vivant. Alors j’ai dit,
– Monsieur Hamil, Monsieur Hamil ! comme ça, pour lui rappeler qu’il y avait encore quelqu’un qui l’aimait et qui connaissait son nom et qu’il en avait un.
Je suis resté un bon moment avec lui en laissant passer le temps, celui qui va lentement et qui n’est pas français. Monsieur Hamil m’avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu’il n’était pas pressé car il transportait l’éternité. Mais c’est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu’on le regarde sur le visage d’une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps, c’est du côté des voleurs qu’il faut le chercher.
Le propriétaire du café que vous connaissez sûrement, car c’est Monsieur Driss, est venu nous jeter un coup d’œil. Monsieur Hamil avait parfois besoin de pisser et il fallait le conduire aux W.C. avant que les choses se précipitent. Mais il ne faut pas croire que Monsieur Hamil n’était plus responsable et qu’il ne valait plus rien. Les vieux ont la même valeur que tout le monde, même s’ils diminuent. Ils sentent comme vous et moi et parfois même ça les fait souffrir encore plus que nous parce qu’ils ne peuvent plus se défendre. Mais ils sont attaqués par la nature, qui peut être une belle salope et qui les fait crever à petit feu. Chez nous, c’est encore plus vache que dans la nature, car il est interdit d’avorter les vieux quand la nature les étouffe lentement et qu’ils ont les yeux qui sortent de la tête. Ce n’était pas le cas de Monsieur Hamil, qui pouvait encore vieillir beaucoup et mourir peut-être à cent dix ans et même devenir champion du monde. Il avait encore toute sa responsabilité et disait « pipi » quand il fallait et avant que ça arrive et Monsieur Driss le prenait par le coude dans ces conditions et le conduisait lui-même aux W.C. Chez les Arabes, quand un homme est très vieux et qu’il va être bientôt débarrassé, on lui témoigne du respect, c’est autant de gagné dans les comptes de Dieu et il n’y a pas de petits bénéfices. C’était quand même triste pour Monsieur Hamil d’être conduit pour pisser et je les ai laissés là car moi je trouve qu’il faut pas chercher la tristesse.
J’étais encore dans l’escalier quand j’ai entendu Moïse qui pleurait et j’ai monté les marches au galop en pensant qu’il est peut-être arrivé malheur à Madame Rosa. Je suis entré et là j’ai cru d’abord que c’était pas vrai. J’ai même fermé les yeux pour mieux les ouvrir ensuite.