Une fois, il y a eu le Nègre qui est passé par là. On l’appelait le Nègre pour des raisons peu connues, peut-être pour le distinguer des autres Noirs du quartier, car il en faut toujours un qui paie pour les autres. Il est le plus maigre de tous, il porte un chapeau melon et il a quinze ans dont au moins cinq sans personne. Il avait des parents qui l’avaient confié à un oncle qui l’avait refilé à sa belle-sœur qui l’avait refilé à quelqu’un qui faisait du bien et ça a fini en queue de poisson, personne ne savait plus qui avait commencé. Mais il ne se piquait pas, il disait qu’il était rancunier et ne voulait pas se soumettre à la société. Le Nègre était connu dans le quartier comme porteur de commandes parce qu’il coûtait moins cher qu’une communication téléphonique. Il se faisait des fois cent courses par jour et avait même une piaule à lui. Il a bien vu que je n’étais pas dans ma forme olympique et il m’a invité à jouer au baby dans le bistro rue Bisson où il y en avait un. Il m’a demandé ce que j’allais faire si Madame Rosa claquait et je lui ai dit que j’avais quelqu’un d’autre en vue. Mais il voyait bien que je crânais. Je lui ai dit que je venais d’avoir quatre ans de plus d’un seul coup et il m’a félicité. On a discuté un moment pour savoir comment il fallait se défendre quand on avait quatorze ou quinze ans sans personne. Il connaissait des adresses où on peut aller mais il m’a dit que le cul, il faut aimer ça, ou alors c’est dégueulasse. Il n’a jamais voulu de ce pain-là parce que c’était un métier de gonzesse. On a fumé une cigarette ensemble et on a joué au baby, mais le Nègre avait ses courses à faire et moi je ne suis pas le genre de mec qui s’accroche.
Quand je suis monté, le docteur Katz était encore là et il essayait de convaincre Madame Rosa pour qu’elle aille à l’hôpital. Il y avait quelques autres personnes qui étaient montées, Monsieur Zaoum l’aîné, Monsieur Waloumba qui n’était pas de service et cinq de ses copains du foyer, car la mort donne de l’importance à une personne quand elle s’approche et on la respecte davantage. Le docteur Katz mentait comme un arracheur de dents pour faire régner la bonne humeur, car le moral aussi, ça compte.
– Ah, voilà notre petit Momo qui vient aux nouvelles ! Eh bien, les nouvelles sont bonnes, ce n’est toujours pas le cancer, je peux vous rassurer tous, ha, ha !
Tout le monde souriait et surtout Monsieur Waloumba qui était fin psychologue et Madame Rosa était contente elle aussi, car elle avait quand même réussi quelque chose dans sa vie.
– Mais comme nous avons des moments difficiles, parce que notre pauvre tête est parfois privée de circulation, et comme nos reins et notre cœur ne sont pas ce qu’ils étaient autrefois, il vaut peut-être mieux que nous allions passer quelque temps à l’hôpital, dans une grande et belle salle où tout finira par s’arranger !
J’avais froid aux fesses en écoutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans. La médecine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu’au bout pour empêcher que la volonté de Dieu soit faite. Madame Rosa avait mis sa robe bleue, et son châle brodé qui était de valeur et elle était contente de présenter de l’intérêt. Monsieur Waloumba s’est mis à jouer de son instrument de musique, car c’était un moment pénible, vous savez, quand personne ne peut rien pour personne. Moi je souriais aussi, mais à l’intérieur j’avais envie de crever. Des fois je sens que la vie, c’est pas ça, c’est pas ça du tout, croyez-en ma vieille expérience. Puis ils sont sortis tous à la queue leu leu et dans le silence, car il y a des moments où on n’a plus rien à dire. Monsieur Waloumba nous a fait encore quelques notes qui sont parties avec lui.
On est restés seuls tous les deux comme je ne le souhaite à personne.
– Tu as entendu, Momo ? C’est l’hôpital, maintenant. Et toi, qu’est-ce que tu vas devenir ?
Je me suis mis à siffloter, c’était tout ce que je pouvais dire.
Je me tournai vers elle pour lui sortir n’importe quoi dans le genre Zorro, mais là j’ai eu un coup de pot parce que juste à ce moment-là ça s’est bloqué dans sa tête et elle est restée partie deux jours et trois nuits sans se rendre compte. Mais son cœur continuait à servir et elle était pour ainsi dire en vie.