Le personnage dont l’arrivée mystérieuse avait attiré l’attention de Franz était placé dans une demi-teinte qui ne lui permettait pas de distinguer ses traits, mais qui cependant n’était pas assez obscure pour l’empêcher de détailler son costume: il était enveloppé d’un grand manteau brun dont un des pans, rejeté sur son épaule gauche, lui cachait le bas du visage, tandis que son chapeau à larges bords en couvrait la partie supérieure. L’extrémité seule de ses vêtements se trouvait éclairée par la lumière oblique qui passait par l’ouverture, et qui permettait de distinguer un pantalon noir encadrant coquettement une botte vernie.
Cet homme appartenait évidemment, sinon à l’aristocratie, du moins à la haute société.
Il était là depuis quelques minutes et commençait à donner des signes visibles d’impatience, lorsqu’un léger bruit se fit entendre sur la terrasse supérieure.
Au même instant une ombre parut intercepter la lumière, un homme apparut à l’orifice de l’ouverture, plongea son regard perçant dans les ténèbres, et aperçut l’homme au manteau; aussitôt il saisit une poignée de ces lianes pendantes et de ces lierres flottants, se laissa glisser, et, arrivé à trois ou quatre pieds du sol sauta légèrement à terre. Celui-ci avait le costume d’un Transtévère complet.
«Excusez-moi, Excellence, dit-il en dialecte romain, je vous ai fait attendre. Cependant, je ne suis en retard que de quelques minutes. Dix heures viennent de sonner à Saint-Jean-de-Latran.
– C’est moi qui étais en avance et non vous qui étiez en retard, répondit l’étranger dans le plus pur toscan; ainsi pas de cérémonie: d’ailleurs m’eussiez-vous fait attendre, que je me serais bien douté que c’était par quelque motif indépendant de votre volonté.
– Et vous auriez eu raison, Excellence, je viens du château Saint-Ange, et j’ai eu toutes les peines du monde à parler à Beppo.
– Qu’est-ce que Beppo?
– Beppo est un employé de la prison, à qui je fais une petite rente pour savoir ce qui se passe dans l’intérieur du château de Sa Sainteté.
– Ah! ah! je vois que vous êtes homme de précaution, mon cher!
– Que voulez-vous, Excellence! on ne sait pas ce qui peut arriver; peut-être moi aussi serai-je un jour pris au filet comme ce pauvre Peppino; et aurai-je besoin d’un rat pour ronger quelques mailles de ma prison.
– Bref, qu’avez-vous appris?
– Il y aura deux exécutions mardi à deux heures comme c’est l’habitude à Rome lors des ouvertures des grandes fêtes. Un condamné sera
– Que voulez-vous, mon cher, vous inspirez une si grande terreur, non seulement au gouvernement pontifical mais encore aux royaumes voisins qu’on veut absolument faire un exemple.
– Mais Peppino ne fait pas même partie de ma bande; c’est un pauvre berger qui n’a commis d’autre crime que de nous fournir des vivres.
– Ce qui le constitue parfaitement votre complice. Aussi, voyez qu’on a des égards pour lui: au lieu de l’assommer, comme vous le serez, si jamais on vous met la main dessus, on se contentera de le guillotiner. Au reste, cela variera les plaisirs du peuple, et il y aura spectacle pour tous les goûts.
– Sans compter celui que je lui ménage et auquel il ne s’attend pas, reprit le Transtévère.
– Mon cher ami, permettez-moi de vous dire, reprit l’homme au manteau, que vous me paraissez tout disposé à faire quelque sottise.
– Je suis disposé à tout pour empêcher l’exécution du pauvre diable qui est dans l’embarras pour m’avoir servi; par la Madone! je me regarderai comme un lâche, si je ne faisais pas quelque chose pour ce brave garçon.
– Et que ferez-vous?
– Je placerai une vingtaine d’hommes autour de l’échafaud, et, au moment où on l’amènera, au signal que je donnerai, nous nous élancerons le poignard au poing sur l’escorte, et nous l’enlèverons.
– Cela me paraît fort chanceux, et je crois décidément que mon projet vaut mieux que le vôtre.
– Et quel est votre projet, Excellence?
– Je donnerai dix mille piastres à quelqu’un que je sais, et qui obtiendra que l’exécution de Peppino soit remise à l’année prochaine; puis, dans le courant de l’année, je donnerai mille autres piastres à un autre quelqu’un que je sais encore, et le ferai évader de prison.
– Êtes-vous sûr de réussir?
– Pardieu! dit en français l’homme au manteau.
– Plaît-il? demanda le Transtévère.
– Je dis, mon cher, que j’en ferai plus à moi seul avec mon or que vous et tous vos gens avec leurs poignards, leurs pistolets, leurs carabines et leurs tromblons. Laissez-moi donc faire.
– À merveille; mais si vous échouez, nous nous tiendrons toujours prêts.
– Tenez-vous toujours prêts, si c’est votre plaisir mais soyez certain que j’aurai sa grâce.
– C’est après-demain mardi, faites-y attention. Vous n’avez plus que demain.