«Voyez comme je vous ai porté bonheur, dit Morrel lorsqu’il fut seul avec le comte. N’y avez-vous pas pensé?
– Si fait, dit Monte-Cristo, voilà pourquoi je voudrais toujours vous tenir près de moi.
– C’est miraculeux! continua Morrel, répondant à sa propre pensée.
– Quoi donc? dit Monte-Cristo.
– Ce qui vient de se passer.
– Oui, répondit le comte avec un sourire; vous avez dit le mot, Morrel, c’est miraculeux!
– Car enfin, reprit Morrel, Albert est brave.
– Très brave, dit Monte-Cristo, je l’ai vu dormir le poignard suspendu sur sa tête.
– Et, moi, je sais qu’il s’est battu deux fois, et très bien battu, dit Morrel; conciliez donc cela avec la conduite de ce matin.
– Votre influence, toujours, reprit en souriant Monte-Cristo.
– C’est heureux pour Albert qu’il ne soit point soldat, dit Morrel.
– Pourquoi cela?
– Des excuses sur le terrain! fit le jeune capitaine en secouant la tête.
– Allons, dit le comte avec douceur, n’allez-vous point tomber dans les préjugés des hommes ordinaires, Morrel? Ne conviendrez-vous pas que puisque Albert est brave, il ne peut être lâche; qu’il faut qu’il ait eu quelque raison d’agir comme il l’a fait ce matin, et que partant sa conduite est plutôt héroïque qu’autre chose?
– Sans doute sans doute, répondit Morrel, mais je dirai comme l’Espagnol; il a été moins brave aujourd’hui qu’hier.
– Vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas Morrel? dit le comte pour couper court à la conversation.
– Non pas, je vous quitte à dix heures.
– Votre rendez-vous était donc pour déjeuner?»
Morrel sourit et secoua la tête.
«Mais, enfin, faut-il toujours que vous déjeuniez quelque part?
– Cependant, si je n’ai pas faim? dit le jeune homme.
– Oh! fit le comte, je ne connais que deux sentiments qui coupent ainsi l’appétit: la douleur (et comme heureusement je vous vois très gai, ce n’est point cela) et l’amour. Or, d’après ce que vous m’avez dit à propos de votre cœur, il m’est permis de croire…
– Ma foi, comte, répliqua gaiement Morrel, je ne dis pas non.
– Et vous ne me contez pas cela, Maximilien? reprit le comte d’un ton si vif, que l’on voyait tout l’intérêt qu’il eût pris à connaître ce secret.
– Je vous ai montré ce matin que j’avais un cœur, n’est-ce pas, comte?»
Pour toute réponse Monte-Cristo tendit la main au jeune homme.
«Eh bien, continua celui-ci, depuis que ce cœur n’est plus avec vous au bois de Vincennes, il est autre part où je vais le retrouver.
– Allez, dit lentement le comte, allez, cher ami, mais par grâce, si vous éprouviez quelque obstacle, rappelez-vous que j’ai quelque pouvoir en ce monde, que je suis heureux d’employer ce pouvoir au profit des gens que j’aime, et que je vous aime, vous, Morrel.
– Bien, dit le jeune homme, je m’en souviendrai comme les enfants égoïstes se souviennent de leurs parents quand ils ont besoin d’eux. Quand j’aurai besoin de vous, et peut-être ce moment viendra-t-il, je m’adresserai à vous, comte.
– Bien, je retiens votre parole. Adieu donc.
– Au revoir.»
On était arrivé à la porte de la maison des Champs-Élysées, Monte-Cristo ouvrit la portière. Morrel sauta sur le pavé.
Bertuccio attendait sur le perron.
Morrel disparut par l’avenue de Marigny et Monte-Cristo marcha vivement au-devant de Bertuccio.
«Eh bien? demanda-t-il.
– Eh bien, répondit l’intendant, elle va quitter sa maison.
– Et son fils?
– Florentin, son valet de chambre, pense qu’il en va faire autant.
– Venez.»
Monte-Cristo emmena Bertuccio dans son cabinet, écrivit la lettre que nous avons vue, et la remit à l’intendant.
«Allez, dit-il, et faites diligence; à propos, faites prévenir Haydée que je suis rentré.
– Me voilà», dit la jeune fille, qui, au bruit de la voiture, était déjà descendue, et dont le visage rayonnait de joie en revoyant le comte sain et sauf.
Bertuccio sortit.
Tous les transports d’une fille revoyant un père chéri, tous les délires d’une maîtresse revoyant un amant adoré, Haydée les éprouva pendant les premiers instants de ce retour attendu par elle avec tant d’impatience.
Certes, pour être moins expansive, la joie de Monte-Cristo n’était pas moins grande; la joie pour les cœurs qui ont longtemps souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le soleil; cœur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui tombe sur eux, et rien n’en apparaît au-dehors. Depuis quelques jours, Monte-Cristo comprenait une chose que depuis longtemps il n’osait plus croire, c’est qu’il y avait deux Mercédès au monde, c’est qu’il pouvait encore être heureux.
Son œil ardent de bonheur se plongeait avidement dans les regards humides d’Haydée, quand tout à coup la porte s’ouvrit. Le comte fronça le sourcil.
«M. de Morcerf!» dit Baptistin, comme si ce mot seul renfermait son excuse.
En effet, le visage du comte s’éclaira.
«Lequel, demanda-t-il, le vicomte ou le comte?
– Le comte.
– Mon Dieu! s’écria Haydée, n’est-ce donc point fini encore?
– Je ne sais si c’est fini, mon enfant bien-aimée, dit Monte-Cristo en prenant les mains de la jeune fille, mais ce que je sais, c’est que tu n’as rien à craindre.