– Je n’ai point besoin à Marseille, et je n’y veux point aller.
– Comment as-tu dit cela? Tu ne veux pas, mon bonhomme! eh bien, à ton aise! liberté pour tout le monde! Viens, Danglars, et laissons monsieur rentrer aux Catalans, puisqu’il le veut.»
Danglars profita de ce moment de bonne volonté de Caderousse pour l’entraîner du côté de Marseille; seulement, pour ouvrir un chemin plus court et plus facile à Fernand, au lieu de revenir par le quai de la Rive-Neuve, il revint par la porte Saint-Victor.
Caderousse le suivait, tout chancelant, accroché à son bras.
Lorsqu’il eut fait une vingtaine de pas, Danglars se retourna et vit Fernand se précipiter sur le papier, qu’il mit dans sa poche; puis aussitôt, s’élançant hors de la tonnelle, le jeune homme tourna du côté du Pillon.
«Eh bien, que fait-il donc? dit Caderousse, il nous a menti: il a dit qu’il allait aux Catalans, et il va à la ville! Holà! Fernand! tu te trompes, mon garçon!
– C’est toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droit le chemin des Vieilles-Infirmeries.
– En vérité! dit Caderousse, eh bien, j’aurais juré qu’il tournait à droite; décidément le vin est un traître.
– Allons, allons, murmura Danglars, je crois que maintenant la chose est bien lancée, et qu’il n’y a plus qu’à la laisser marcher toute seule.»
V. Le repas des fiançailles
Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva pur et brillant, et les premiers rayons d’un rouge pourpre diaprèrent de leurs rubis les pointes écumeuses des vagues.
Le repas avait été préparé au premier étage de cette même Réserve, avec la tonnelle de laquelle nous avons déjà fait connaissance. C’était une grande salle éclairée par cinq ou six fenêtres, au-dessus de chacune desquelles (explique le phénomène qui pourra!) était écrit le nom d’une des grandes villes de France.
Une balustrade en bois, comme le reste du bâtiment, régnait tout le long de ces fenêtres.
Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dès onze heures du matin, cette balustrade était chargée de promeneurs impatients. C’étaient les marins privilégiés du
Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les armateurs du
Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma à son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-même, et M. Morrel lui avait dit qu’il viendrait dîner à la Réserve.
En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à son tour son entrée dans la chambre et fut salué par les matelots du
Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ils n’eurent pas fait cent pas, qu’à la hauteur du magasin à poudre ils aperçurent la petite troupe qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles amies de Mercédès et Catalanes comme elle, et qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le bras. Près de la future marchait le père Dantès, et derrière eux venait Fernand avec son mauvais sourire.
Ni Mercédès ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants étaient si heureux qu’ils ne voyaient qu’eux seuls et ce beau ciel pur qui les bénissait.
Danglars et Caderousse s’acquittèrent de leur mission d’ambassadeurs; puis après avoir échangé une poignée de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ils allèrent, Danglars prendre place près de Fernand, Caderousse se ranger aux côtés du père Dantès, centre de l’attention générale.
Ce vieillard était vêtu de son bel habit de taffetas épinglé, orné de larges boutons d’acier, taillés à facettes. Ses jambes grêles, mais nerveuses, s’épanouissaient dans de magnifiques bas de coton mouchetés, qui sentaient d’une lieue la contrebande anglaise. À son chapeau à trois cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus.
Enfin, il s’appuyait sur un bâton de bois tordu et recourbé par le haut comme un pedum antique. On eût dit un de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries.