Cependant, le navire et le nageur approchaient insensiblement l’un de l’autre; dans une de ses bordées, le petit bâtiment vint même à un quart de lieue à peu près de Dantès. Il se souleva alors sur les flots, agitant son bonnet en signe de détresse; mais personne ne le vit sur le bâtiment, qui vira le bord et recommença une nouvelle bordée. Dantès songea à appeler; mais il mesura de l’œil la distance et comprit que sa voix n’arriverait point jusqu’au navire, emportée et couverte qu’elle serait auparavant par la brise de la mer et le bruit des flots.
C’est alors qu’il se félicita de cette précaution qu’il avait prise de s’étendre sur une solive. Affaibli comme il était, peut-être n’eût-il pas pu se soutenir sur la mer jusqu’à ce qu’il eût rejoint la tartane; et, à coup sûr, si la tartane, ce qui était possible, passait sans le voir, il n’eût pas pu regagner la côte.
Dantès, quoiqu’il fût à peu près certain de la route que suivait le bâtiment, l’accompagna des yeux avec une certaine anxiété, jusqu’au moment où il lui vit faire son abattée et revenir à lui.
Alors il s’avança à sa rencontre; mais avant qu’ils se fussent joints, le bâtiment commença à virer de bord.
Aussitôt Dantès, par un effort suprême, se leva presque debout sur l’eau, agitant son bonnet, et jetant un de ces cris lamentables comme en poussent les marins en détresse, et qui semblent la plainte de quelque génie de la mer.
Cette fois, on le vit et on l’entendit. La tartane interrompit sa manœuvre et tourna le cap de son côté. En même temps, il vit qu’on se préparait à mettre une chaloupe à la mer.
Un instant après, la chaloupe, montée par deux hommes, se dirigea de son côté, battant la mer de son double aviron. Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir plus besoin, et nagea vigoureusement pour épargner la moitié du chemin à ceux qui venaient à lui.
Cependant, le nageur avait compté sur des forces presque absentes; ce fut alors qu’il sentit de quelle utilité lui avait été ce morceau de bois qui flottait déjà, inerte, à cent pas de lui. Ses bras commençaient à se roidir, ses jambes avaient perdu leur flexibilité; ses mouvements devenaient durs et saccadés, sa poitrine était haletante.
Il poussa un grand cri, les deux rameurs redoublèrent d’énergie, et l’un deux lui cria en italien:
«Courage!»
Le mot lui arriva au moment où une vague, qu’il n’avait plus la force de surmonter, passait au-dessus de sa tête et le couvrait d’écume.
Il reparut battant la mer de ces mouvements inégaux et désespérés d’un homme qui se noie, poussa un troisième cri, et se sentit enfoncer dans la mer comme s’il eût eu encore au pied le boulet mortel.
L’eau passa par-dessus sa tête, et à travers l’eau, il vit le ciel livide avec des taches noires.
Un violent effort le ramena à la surface de la mer. Il lui sembla alors qu’on le saisissait par les cheveux; puis il ne vit plus rien, il n’entendit plus rien; il était évanoui.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Dantès se retrouva sur le pont de la tartane, qui continuait son chemin; son premier regard fut pour voir quelle direction elle suivait: on continuait de s’éloigner du château d’If.
Dantès était tellement épuisé, que l’exclamation de joie qu’il fit fut prise pour un soupir de douleur.
Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont: un matelot lui frottait les membres avec une couverture de laine; un autre, qu’il reconnut pour celui qui lui avait crié: «Courage!» lui introduisait l’orifice d’une gourde dans la bouche; un troisième, vieux marin, qui était à la fois le pilote et le patron, le regardait avec le sentiment de pitié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un malheur auquel ils ont échappé la veille et qui peut les atteindre le lendemain.
Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme, tandis que les frictions que le matelot, à genoux devant lui, continuait d’opérer avec de la laine rendaient l’élasticité à ses membres.
«Qui êtes-vous? demanda en mauvais français le patron.
– Je suis, répondit Dantès en mauvais italien, un matelot maltais; nous venions de Syracuse, nous étions chargés de vin et de panoline. Le grain de cette nuit nous a surpris au cap Morgiou, et nous avons été brisés contre ces rochers que vous voyez là-bas.
– D’où venez-vous?
– De ces rochers où j’avais eu le bonheur de me cramponner, tandis que notre pauvre capitaine s’y brisait la tête. Nos trois autres compagnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui reste vivant; j’ai aperçu votre navire, et, craignant d’avoir longtemps à attendre sur cette île isolée et déserte, je me suis hasardé sur un débris de notre bâtiment pour essayer de venir jusqu’à vous. Merci, continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie; j’étais perdu quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.
– C’est moi, dit un matelot à la figure franche et ouverte, encadrée de longs favoris noirs; et il était temps, vous couliez.
– Oui, dit Dantès en lui tendant la main, oui, mon ami, et je vous remercie une seconde fois.