Vers le soir d’une des plus chaudes journées que le printemps eût encore accordées aux habitants de Paris, il y avait sur ce banc de pierre un livre, une ombrelle, un panier à ouvrage et un mouchoir de batiste dont la broderie était commencée; et non loin de ce banc, près de la grille, debout devant les planches, l’œil appliqué à la cloison à claire-voie, une jeune femme, dont le regard plongeait par une fente dans le jardin désert que nous connaissons.
Presque au même moment, la petite porte de ce terrain se refermait sans bruit, et un jeune homme, grand, vigoureux, vêtu d’une blouse de toile écrue, d’une casquette de velours, mais dont les moustaches, la barbe et les cheveux noirs extrêmement soignés juraient quelque peu avec ce costume populaire, après un rapide coup d’œil jeté autour de lui pour s’assurer que personne ne l’épiait, passant par cette porte, qu’il referma derrière lui, se dirigeait d’un pas précipité vers la grille.
À la vue de celui qu’elle attendait, mais non pas probablement sous ce costume, la jeune fille eut peur et se rejeta en arrière.
Et cependant déjà, à travers les fentes de la porte, le jeune homme, avec ce regard qui n’appartient qu’aux amants, avait vu flotter la robe blanche et la longue ceinture bleue. Il s’élança vers la cloison, et appliquant sa bouche à une ouverture:
«N’ayez pas peur, Valentine, dit-il, c’est moi.»
La jeune fille s’approcha.
«Oh! monsieur, dit-elle, pourquoi donc êtes-vous venu si tard aujourd’hui? Savez-vous que l’on va dîner bientôt, et qu’il m’a fallu bien de la diplomatie et bien de la promptitude pour me débarrasser de ma belle-mère, qui m’épie, de ma femme de chambre qui m’espionne, et de mon frère qui me tourmente pour venir travailler ici à cette broderie, qui, j’en ai bien peur, ne sera pas finie de longtemps? Puis, quand vous vous serez excusé sur votre retard, vous me direz quel est ce nouveau costume qu’il vous a plu d’adopter et qui presque a été cause que je ne vous ai pas reconnu.
– Chère Valentine, dit le jeune homme, vous êtes trop au-dessus de mon amour pour que j’ose vous en parler, et cependant, toutes les fois que je vous vois, j’ai besoin de vous dire que je vous adore, afin que l’écho de mes propres paroles me caresse doucement le cœur lorsque je ne vous vois plus. Maintenant je vous remercie de votre gronderie: elle est toute charmante, car elle me prouve, je n’ose pas dire que vous m’attendiez, mais que vous pensiez à moi. Vous vouliez savoir la cause de mon retard et le motif de mon déguisement; je vais vous les dire, et j’espère que vous les excuserez: j’ai fait choix d’un état…
– D’un état!… Que voulez-vous dire, Maximilien? Et sommes-nous donc assez heureux pour que vous parliez de ce qui nous regarde en plaisantant?
– Oh! Dieu me préserve, dit le jeune homme, de plaisanter avec ce qui est ma vie; mais fatigué d’être un coureur de champs et un escaladeur de murailles, sérieusement effrayé de l’idée que vous me fîtes naître l’autre soir que votre père me ferait juger un jour comme voleur, ce qui compromettrait l’honneur de l’armée française tout entière, non moins effrayé de la possibilité que l’on s’étonne de voir éternellement tourner autour de ce terrain, où il n’y a pas la plus petite citadelle à assiéger ou le plus petit blockhaus à défendre, un capitaine de spahis, je me suis fait maraîcher, et j’ai adopté le costume de ma profession.
– Bon, quelle folie!
– C’est au contraire la chose la plus sage, je crois, que j’aie faite de ma vie, car elle nous donne toute sécurité.
– Voyons, expliquez-vous.
– Eh bien, j’ai été trouver le propriétaire de cet enclos; le bail avec les anciens locataires était fini, et je le lui ai loué à nouveau. Toute cette luzerne que vous voyez m’appartient, Valentine; rien ne m’empêche de me faire bâtir une cabane dans les foins et de vivre désormais à vingt pas de vous. Oh! ma joie et mon bonheur, je ne puis les contenir. Comprenez-vous, Valentine, que l’on parvienne à payer ces choses-là? C’est impossible, n’est-ce pas? Eh bien, toute cette félicité, tout ce bonheur, toute cette joie, pour lesquels j’eusse donné dix ans de ma vie, me coûtent, devinez combien?… Cinq cents francs par an, payables par trimestre. Ainsi, vous le voyez, désormais plus rien à craindre. Je suis ici chez moi, je puis mettre des échelles contre mon mur et regarder pardessus, et j’ai, sans crainte qu’une patrouille vienne me déranger, le droit de vous dire que je vous aime, tant que votre fierté ne se blessera pas d’entendre sortir ce mot de la bouche d’un pauvre journalier vêtu d’une blouse et coiffé d’une casquette.»
Valentine poussa un petit cri de surprise joyeuse; puis tout à coup:
«Hélas, Maximilien, dit-elle tristement et comme si un nuage jaloux était soudain venu voiler le rayon de soleil qui illuminait son cœur, maintenant nous serons trop libres, notre bonheur nous fera tenter Dieu; nous abuserons de notre sécurité, et notre sécurité nous perdra.