– Sans doute, continua Monte-Cristo, je fais trois catégories dans les fortunes: fortune de premier ordre, fortune de deuxième ordre, fortune de troisième ordre. J’appelle fortune de premier ordre celle qui se compose de trésors que l’on a sous la main, les terres, les mines, les revenus sur des États comme la France, l’Autriche et l’Angleterre, pourvu que ces trésors, ces mines, ces revenus, forment un total d’une centaine de millions; j’appelle fortune de second ordre les exploitations manufacturières, les entreprises par association, les vice-royautés et les principautés ne dépassant pas quinze cent mille francs de revenu, le tout formant un capital d’une cinquantaine de millions; j’appelle enfin fortune de troisième ordre les capitaux fructifiant par intérêts composés, les gains dépendant de la volonté d’autrui ou des chances du hasard, qu’une banqueroute entame, qu’une nouvelle télégraphique ébranle; les spéculations éventuelles, les opérations soumises enfin aux chances de cette fatalité qu’on pourrait appeler force mineure, en la comparant à la force majeure, qui est la force naturelle; le tout formant un capital fictif ou réel d’une quinzaine de millions. N’est-ce point là votre position à peu près, dites?
– Mais dame, oui! répondit Danglars.
– Il en résulte qu’avec six fins de mois comme celle-là, continua imperturbablement Monte-Cristo, une maison de troisième ordre serait à l’agonie.
– Oh! dit Danglars avec un sourire fort pâle, comme vous y allez!
– Mettons sept mois, répliqua Monte-Cristo du même ton. Dites-moi, avez-vous pensé à cela quelquefois, que sept fois dix-sept cent mille francs font douze millions ou à peu près?… Non? Eh bien, vous avez raison, car avec des réflexions pareilles on n’engagerait jamais ses capitaux, qui sont au financier ce que la peau est à l’homme civilisé. Nous avons nos habits plus ou moins somptueux, c’est notre crédit; mais quand l’homme meurt, il n’a que sa peau, de même qu’en sortant des affaires, vous n’avez que votre bien réel, cinq ou six millions tout au plus; car les fortunes de troisième ordre ne représentent guère que le tiers ou le quart de leur apparence, comme la locomotive d’un chemin de fer n’est toujours, au milieu de la fumée qui l’enveloppe et qui la grossit, qu’une machine plus ou moins forte. Eh bien, sur ces cinq millions qui forment votre actif réel, vous venez d’en perdre à peu près deux, qui diminuent d’autant votre fortune fictive ou votre crédit; c’est-à-dire, mon cher monsieur Danglars, que votre peau vient d’être ouverte par une saignée qui, réitérée quatre fois, entraînerait la mort. Eh! eh! faites attention, mon cher monsieur Danglars. Avez-vous besoin d’argent? Voulez-vous que je vous en prête?
– Que vous êtes un mauvais calculateur! s’écria Danglars en appelant à son aide toute la philosophie et toute la dissimulation de l’apparence: à l’heure qu’il est, l’argent est rentré dans mes coffres par d’autres spéculations qui ont réussi. Le sang sorti par la saignée est rentré par la nutrition. J’ai perdu une bataille en Espagne, j’ai été battu à Trieste; mais mon armée navale de l’Inde aura pris quelques galions; mes pionniers du Mexique auront découvert quelque mine.
– Fort bien, fort bien! mais la cicatrice reste, et à la première perte elle se rouvrira.
– Non, car je marche sur des certitudes, poursuivit Danglars avec la faconde banale du charlatan, dont l’état est de prôner son crédit; il faudrait pour me renverser, que trois gouvernements croulassent.
– Dame! cela s’est vu.
– Que la terre manquât de récoltes.
– Rappelez-vous les sept vaches grasses et les sept vaches maigres.
– Ou que la mer se retirât, comme du temps de Pharaon; encore il y a plusieurs mers, et les vaisseaux en seraient quittes pour se faire caravanes.
– Tant mieux, mille fois tant mieux, cher monsieur Danglars, dit Monte-Cristo; et je vois que je m’étais trompé, et que vous rentrez dans les fortunes du second ordre.
– Je crois pouvoir aspirer à cet honneur, dit Danglars avec un de ces sourires stéréotypés qui faisaient à Monte-Cristo l’effet d’une de ces lunes pâteuses dont les mauvais peintres badigeonnent leurs ruines; mais, puisque nous en sommes à parler d’affaires, ajouta-t-il, enchanté de trouver ce motif de changer de conversation, dites-moi donc un peu ce que je puis faire pour M. Cavalcanti.
– Mais, lui donner de l’argent, s’il a un crédit sur vous et que ce crédit vous paraisse bon.
– Excellent! il s’est présenté ce matin avec un bon de quarante mille francs, payable à vue sur vous, signé Busoni, et renvoyé par vous à moi avec votre endos. Vous comprenez que je lui ai compté à l’instant même ses quarante billets carrés.»
Monte-Cristo fit un signe de tête qui indiquait toute son adhésion.
«Mais ce n’est pas tout, continua Danglars; il a ouvert à son fils un crédit chez moi.
– Combien, sans indiscrétion, donne-t-il au jeune homme?
– Cinq mille francs par mois.