Sophie courut vers la maison en bois rouge et referma la porte à clé. Comme d'habitude le chat Sherekan surgit des buissons, filajusqu'au perron et parvint à se faufiler à l'inté rieur avant qu'elle n'ait eu le temps de tourner la clé.
— Minou, minou !
Quand la maman de Sophie était de mauvaise humeur pour une raison ou pour une autre, il lui arrivait de qualifier la mai son de véritable ménagerie. Une ménagerie, c'était une col lection de divers animaux et en ce sens, oui, Sophie était plu tôt fière de la sienne. On lui avait d'abord donné un bocal avec trois poissons rouges : Boucle d'or, le Petit Chaperon rouge et Pierre le Pirate. Puis elle eut les deux perruches Cricri et Grigri, la tortue Govinda et pour finir Sherekan, un chat roux tigré. On lui avait offert tous ces animaux pour compenser en quelque sorte les absences de sa mère qui tra vaillait si tard et de son père toujours à l'autre bout du monde.
Sophie se débarrassa de son cartable et donna à manger à Sherekan. Puis elle s'assit dans la cuisine avec la mystérieuse lettre à la main.
Quelle question idiote ! comme si elle ne savait pas qu'elle était Sophie Amundsen ! Mais qui était cette Sophie en défi nitive ? Elle ne savait pas trop au juste.
Et si elle s'était appelée autrement? Anne Knutsen, par exemple. Aurait-elle
Elle se rappela tout à coup que Papa avait d'abord voulu l'appeler SynnOve. Sophie essaya de s'imaginer tendant la main et se présentant sous le nom de SynnOve Amundsen, mais non, ça n'allait pas. C'était chaque fois une fille com plètement différente qui surgissait.
Elle descendit de son tabouret et alla à la salle de bains en tenant toujours l'étrange lettre à la main. Elle se plaça devant le miroir et se regarda droit dans les yeux.
Je suis Sophie Amundsen, dit-elle.
La fille dans la glace ne répondit rien, même pas une gri mace. Sophie avait beau faire, l'autre faisait exactement pareil. Sophie tenta bien de la prendre de court en bougeant très vite, mais l'autre fut aussi rapide qu'elle.
Qui es-tu ? demanda-t-elle.
Elle n'eut pas plus de réponse que tout à l'heure, mais une fraction de seconde elle n'aurait su dire qui du miroir ou d'elle avait posé la question.
Sophie appuya son index sur le nez qu'elle voyait dans la glace en disant :
Tu es moi.
N'obtenant toujours pas de réponse, elle retourna la phrase :
Je suis toi.
Sophie Amundsen n'avait pas toujours accepté son image. On lui répétait souvent qu'elle avait de beaux yeux en amande, sans doute pour ne pas faire remarquer que son nez était trop petit et sa bouche un peu trop grande. Ses oreilles étaient en outre beaucoup trop rapprochées de ses yeux. Mais le pire, c'était ses cheveux raides comme des baguettes de tambour et impossibles à coiffer. Son père lui passait parfois la main dans les cheveux en l'appelant sa « fille aux cheveux de lin », faisant allusion à un morceau de musique de Claude Debussy. C'était facile à dire pour lui qui n'était pas condamné toute sa vie à ces longs cheveux qui tombaient tout droit. Aucune laque ni aucun gel ne tenait sur la chevelure de Sophie.
Elle se trouvait une si drôle de tête qu'elle s'était parfois demandé si elle n'était pas née avec un défaut physique. En tout cas, sa mère lui avait dit que sa naissance avait été diffi cile. Mais notre naissance conditionnait-elle notre apparence pour toujours ?
N'était-il pas étrange qu'elle ne sût pas qui elle était? Et n'était-ce pas injuste de ne pas pouvoir choisir son aspect extérieur ? Ça vous tombait dessus comme ça. On pou vait peut-être choisir ses amis, mais on ne s'était pas choisi soi-même. Elle n'avait même pas choisi d'être un être humain.
Qu'est-ce que c'était, une personne?
Sophie leva à nouveau les yeux vers la fille dans le miroir.
Je crois que je vais monter faire mes devoirs de biolo gie, glissa-t-elle comme pour s'excuser.
L'instant d'après, elle était déjà dans le couloir.
« Non, finalement je préfère aller dans le jardin », pensa- t-elle.
Minou, minou !
Sophie poussa le chat sur le perron et referma la porte derrière elle.
Parvenue à l'allée de gravier en tenant toujours la mysté rieuse lettre à la main, elle fut envahie par un sentiment étrange : comme si elle avait été jusqu'alors une poupée et qu'un coup de baguette magique venait de la rendre vivante.
Comme c'était bizarre de se retrouver au monde mêlée à une histoire aussi invraisemblable !
Sherekan bondit dans l'allée et disparut derrière quelques groseilliers touffus. Un chat bien vivant, celui-là, du moindre poil bîanc de sa tête jusqu'à la queue tramante au bout de son corps bien lisse. Il se trouvait aussi dans lejardin, mais lui n'en avait pas conscience comme Sophie.
Plus elle se rendait compte qu'elle était en vie, plus s'insi nuait en elle la pensée qu'elle ne serait pas toujours là.
J'existe maintenant, réfléchit-elle, mais un jour, je ne serai plus là.
Y avait-il une vie après la mort? Pour sûr, cette question n'empêchait pas le chat de dormir.