Quelques pas encore et il aperçut un homme qui balayait, en bleu de chauffe. Le type était jeune. Il arborait une barbe blond pâle, une tignasse bouclée et des sourcils assortis. Il ne l’avait pas vu, absorbé dans son mouvement de va-et-vient. Sur une intuition, Chaplain se dit qu’il s’agissait d’un aliéné à qui on avait confié cette mission de confiance. Il n’était plus qu’à quelques pas de lui. Il allait demander l’orientation du service quand le balayeur leva les yeux.
D’un coup, son visage s’éclaira :
— Bonjour, professeur Kubiela. Ça fait longtemps qu’on vous a pas vu !
V
FRANÇOIS KUBIELA
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« C’EST À LA FOIS le monde de la psychiatrie et l’univers de la peinture qui est aujourd’hui en deuil. François Kubiela est mort mardi 29 janvier 2009 sur l’autoroute A31, non loin de la frontière luxembourgeoise, aux environs de 23 heures. On ignore comment il a perdu le contrôle de sa voiture. Le psychiatre est entré en collision avec la glissière de sécurité peu avant la sortie de Thionville-Metz nord, à une vitesse estimée à 140 kilomètre-heure. Le véhicule a aussitôt pris feu. Le temps que les premiers secours interviennent, le corps de François Kubiela était gravement brûlé… »
Il avait couru, affolé, parmi les rues du treizième arrondissement, puis trouvé un cybercafé ouvert près de la station de métro Glacière. À peine assis, il avait frappé son nouveau patronyme sur le clavier de l’ordinateur.
La première occurrence de Google était une notice nécrologique du
Avant d’essayer de comprendre ce tour de magie — il était à la fois mort et vivant —, il se plongea dans l’histoire de feu François Kubiela, psychiatre et peintre reconnu, commençant par l’encadré qui résumait sa biographie en quelques dates.
18 novembre 1971. Naissance à Pantin, Seine-Saint-Denis (93)
1988. Commence ses études de médecine.
1992. Premières expositions personnelles.
1997. Publie sa thèse de doctorat en psychiatrie sur l’évolution de l’identité chez les jumeaux.
1999. Intègre l’EPS Paul-Guiraud de Villejuif.
2003. Rétrospective de ses œuvres à la galerie MEMO, à New York.
2004. Devient chef de service (le plus jeune de France) au Centre hospitalier Sainte-Anne.
2007. Publie
29 janvier 2010. Mort sur l’autoroute A31.
Ses suppositions se confirmaient. Il avait à peu près l’âge de ses faux papiers. Il avait mené deux chemins parallèles, psychiatrie et peinture. Côté personnel, pas d’épouse, pas d’enfant, pas même de compagne officielle. Mais il était certain, rien qu’en contemplant son propre sourire, qu’il n’était pas souvent resté célibataire.
Les bribes de souvenirs qui l’avaient traversé dans les jardins de Corto lui revenaient. Vacances hivernales au ski. Soirées intimes dans un appartement bourgeois à Paris. Crépuscules dans le sud de la France. Kubiela avait mené une existence aisée et brillante, sans jamais s’attacher ni s’engager. Chercheur solitaire ou prédateur égocentrique ? La réponse devait se situer quelque part entre les deux. Un homme sûr de ses aptitudes scientifiques et artistiques. Qui donnait à tous mais à personne en particulier.
Sa thèse de doctorat l’avait fait connaître. Disciple du psychologue de l’enfance René Zazzo, auteur de travaux sur la gémellité, il avait étudié durant plusieurs années des paires de jumeaux homozygotes. Comme Zazzo, il avait observé leur identité respective à travers leur évolution. Il avait analysé les liens invisibles qui les unissaient, les rendant perméables l’un à l’autre. Les ressemblances de caractère, les similitudes dans les réactions, et même les connexions télépathiques qui fascinent depuis des siècles chez ces frères et sœurs nés du même œuf. Tout cela, c’était le domaine de Kubiela.
À travers la gémellité, c’était déjà la problématique de l’identité qui l’intéressait. Qu’est-ce qui forge le moi ? Comment se fonde une personnalité ? Quels sont les rapports entre l’héritage de l’ADN et l’expérience du vécu ?