Katz semblait subjugué par son propre discours. Je revins à mon sujet :
— L’expérience de Luc a donc été une sorte de fenêtre sur un être réel ?
— Une fenêtre sur cour, ricana-t-il. Oui. Le diable, le vrai, nous est apparu ce matin. Un être mauvais, hostile, cruel, un maître de l’apostasie qui s’active au fond de chaque esprit. «
— Mais que pensez-vous de la créature qui lui est apparue ? Ce vieillard aux cheveux luminescents ? Pourquoi cette apparence ?
— Le diable est mensonge, mirage, illusion. Il multiplie les visages pour mieux nous confondre. Nous ne devons pas nous arrêter à ce que nos yeux voient, à ce que nos oreilles entendent. Saint Paul nous exhorte : «
Pas moyen de stopper ce puits de citations. Je pris mon élan et posai la seule question, au fond, qui m’importait à ce moment :
— À la fin de la séance, quand Luc a hurlé, c’était de l’araméen, non ?
Katz sourit encore. Un sourire qui irradiait de jeunesse :
— Bien sûr. De l’araméen biblique. L’araméen des manuscrits de la mer Morte. La langue de Satan, quand il s’est adressé à Jésus, dans le désert. Son utilisation par votre ami pourrait être considérée comme un symptôme officiel de possession, dans la mesure où il ne connaissait pas ce langage…
— Il le connaissait. Luc Soubeyras a suivi un cursus à l’Institut Catholique de Paris. Il a travaillé sur plusieurs langues anciennes.
— Dans ce cas, nous sommes bien dans le pire des cas. Une possession invisible, sans symptôme, sans signe extérieur, absolument… intégrée !
— Vous avez compris ce que cela voulait dire ?
— « Dina hou be’ovadâna ». La traduction littérale serait : « La loi est dans nos actes. »
— « La loi est ce que nous faisons », ça pourrait convenir ?
— Oui. Mais il n’existe pas de temps présent en araméen. Ce serait, disons, un présent universel.
La phrase d’Agostina. La phrase du Serment des Limbes, LA LOI EST CE QUE NOUS FAISONS
. La liberté totale du mal, érigée en loi. Pourquoi Luc répétait-il ces mots ? Comment les connaissait-il ? Les avait-il vraiment entendus au fond du néant ? Chaque élément renforçait la logique de l’impossible.— Dernière question, fis-je en me concentrant sur mes paroles, vous aviez parlé à Luc avant l’expérience de ce matin ?
— Il m’avait appelé, oui.
— Vous a-t-il demandé à être exorcisé ?
Il fit un geste de dénégation :
— Non. Au contraire.
— Au contraire ?
— Il semblait, comment dire, satisfait de son état. Il s’observe lui-même, voyez-vous. Il est le théâtre d’une expérience. Le sujet de sa propre damnation.
101
Dans la rue, je vérifiai mon portable. Pas de message. Merde. Je retrouvai ma bagnole et décidai de rentrer directement chez moi. En route, je ne pouvais pas passer une vitesse sans la faire craquer. Je pilais pour freiner et calais pour démarrer. Chaque fois que je tournais le volant, ma douleur à l’épaule se réveillait. Il était temps que je me repose — une vraie nuit.
À la maison, nouvelle déception. Manon dormait encore. Je laissai tomber flingue et holster et me dirigeai vers la cuisine. Elle avait préparé un repas selon mes goûts. Pousses de bambou, haricots verts, huile de soja, riz blanc et graines de sésame. Un thermos de thé était rempli. Je contemplai le service et les couverts, soigneusement disposés sur le comptoir : le bol en bois de jujubier, les baguettes de laque, les coupelles, la tasse… Malgré moi, je vis derrière ces attentions délicates un sens caché. Toujours le même : « Va te faire foutre. »
J’attaquai mon repas debout, sans le moindre appétit. Mes idées sombres ne reculaient pas. Toute la journée, j’avais évolué parmi les dingues, mais je ne valais pas mieux qu’eux. Pourquoi avoir perdu douze heures au nom d’hypothèses foireuses ? Avoir passé tout ce temps sur les visions de Luc, simple mirage psychique ? J’aurais dû au contraire me concentrer sur l’enquête concrète : trouver l’assassin de Sylvie Simonis, puisque c’était la seule question importante.
Celle qui pouvait innocenter Manon.
Depuis mon retour, je n’avais pas avancé d’un pas dans ce sens. J’étais incapable de guider mes hommes vers des pistes constructives. Le Jura n’avait rien donné. Le Gabon non plus. Et pendant ce temps, de nouvelles affaires tombaient à la BC… Les gars de mon équipe revenaient aux dossiers en cours. Dumayet avait raison : j’étais hors sujet.