J’étais accablé. Je me sentais vulnérable et incapable d’arriver à la cheville de Lensen. La guerre me paralysait toujours, c’était probablement mon vilain côté français que dénonçait Lensen. Je me sentis soudain le même masque que Lindberg qui, lui, n’était pourtant pas français, mais cependant originaire de la région du lac de Constance, un cheveu-noir, comme disait Lensen.
Un groupe joyeux entonna « Marienka », et la beuverie reprit l’initiative. Je restai un peu à l’écart avec mes réflexions. Toute la fierté que j’avais ressentie en prêtant serment au camp F, toute la joie de me sentir enfin l’égal de mes compagnons qui m’inspiraient un indiscutable respect, tous les efforts, tous les tourments endurés avec la foi de celui qui croit en ce qu’il fait, tout cela venait d’être remis en cause par l’accusation de cet ivrogne de Lensen. J’avais toujours plus ou moins senti un certain dédain de sa part. Pourtant, une fois, Lensen m’avait défendu en Pologne. Donc je me faisais des idées, Lensen n’avait rien contre mes origines… Mais aujourd’hui, la vérité avait éclaté. Mes compagnons de souffrance me rejetaient, malgré mes efforts, malgré ma meilleure volonté. Serais-je un jour vraiment digne de porter les armes allemandes ? Je maudissais intérieurement mes parents de m’avoir fait naître à une telle croisée de chemins.
Furieux et triste à la fois, je me retrouvais incroyablement seul. Je savais que je pouvais évidemment compter sur Halls, Wiener et même quelques autres. Mais les camarades s’étaient remis à boire et à chanter avec leurs frères de race ! Jamais plus à présent je n’oserais bafouiller leurs chants qui me plaisaient pourtant tellement. J’allais peut-être mourir un jour dans cette situation d’esclave nègre au côté de son maître. Cette idée m’était intolérable, et, s’ajoutant à la nausée provoquée par l’alcool, me contraignit à sortir pour vomir et respirer l’air plus que frais. Mon ivresse m’empêchait de réfléchir davantage. Je rentrai et gagnai un tas de paquetages où je me laissai choir. Puis, dégrafant tout mon bordel je me mis à gratter avec acharnement les poux qui meurtrissaient ma chair à hauteur du ceinturon.
Le lendemain, le front russe se remit à bouger. L’artillerie nous gratifia de quelques pruneaux. Depuis plusieurs jours, les popovs nous tenaient en haleine et préparaient sans aucun doute l’offensive définitive avec toujours cette lenteur qui caractérise leur organisation. Dans la journée, une colonne d’artillerie vint renforcer notre position. Cela nous valut un exercice à la pelle-pioche qui marqua nos mains d’ampoules multiples.
Toutes les troupes en ligne reçurent l’ordre de démanteler le front russe. C’est pourquoi on nous avait adjoint de l’artillerie de 88 et de 155.
Tout l’après-midi du lendemain, nos canonniers firent un tir de harcèlement sur Ivan désespérément muet. À la nuit, les sections, bardées d’armes, sortirent des trous et s’avancèrent sur la terre enneigée. La marche à l’est recommençait.
Puis tout le monde fit demi-tour avant que les rouges n’aient le temps de réagir et de se venger cruellement. Nous retournâmes à nos trous, couverts d’une gloire très passagère.
Le fait est que nous avions, du même coup, éveillé la colère des Russes qui entamèrent la danse avec le lever du jour très tardif.
Tout comme à Bielgorod, l’horizon s’enflamma d’un seul coup, avec la même soudaineté que les premières notes d’un opéra de Wagner. Notre précipitation vers nos postes prit dès le début un aspect tragique. La pluie de fer fut si dense qu’un quart des hommes fut hors de combat avant d’avoir pu atteindre ses positions. Les mêmes scènes que j’avais déjà vécues ailleurs se déroulèrent. Le spectacle de camarades hurlant dans leurs dernières convulsions avait toujours sur moi le même effet insupportable. Malgré toute ma volonté de vivre ou de mourir en héros de la Wehrmacht, je ne fus qu’un animal raidi de terreur et d’appréhension.
L’aviation allemande, sur laquelle nous ne comptions plus, fit une heureuse apparition en force et calma un peu l’ardeur des artilleurs rouges.
Le lendemain à l’aube ce fut celle des Russes qui vint à son tour sonner le glas parmi nos haubitz. Notre artillerie démantelée reçut l’ordre de se replier dans la nuit, nous laissant l’honneur du champ de bataille.