L’officier, qui continuait à discourir, parlait de contre-offensive, de reprise de la situation, de reformation, voire de victoire. Ce dernier mot n’avait plus de sens pour personne. Si nous ne pouvions concevoir la défaite qui suivit, nous ne pouvions plus en aucun cas espérer la victoire. Nous savions que nous allions être encore obligés de fournir un très gros effort quelque part sur des positions prévues et organisées, mais nous ne doutions pas de parvenir à arrêter l’ennemi avant les portes de l’Allemagne.
Malgré notre malaise et notre déchéance, malgré les déceptions de toutes sortes, nous savions que nous ne pouvions abdiquer totalement. Nous ne pouvions imaginer sérieusement le désastre à venir. Aujourd’hui encore, ceux qui ont lutté pour l’Allemagne ont bien du mal à accepter l’évidence. Malgré toutes ces pensées inébranlables nous nous sentions momentanément incapables de poursuivre le combat. Du repos, des permissions étaient absolument nécessaires, à tout le monde. Momentanément, il n’y avait rien à espérer des soldats à bout de souffle, écroulés dans cette cour de ferme.
— Le général Friessner a rétabli le front sud, clamait toujours l’officier. Les régiments vont être reformés et grossis d’importantes réserves. L’ennemi ne doit pas aller plus loin, vous l’en empêcherez !
On tria donc les groupes, les compagnies, les régiments. On en chargea des camions car, ici, il semblait y avoir encore de l’essence. Nous autres, ceux de la « Gross Deutschland », on nous aiguilla au nord. On fut très surpris de nous trouver là, alors que notre division, ou ce qui en restait, combattait avec le groupe centre, voire celui du nord puisque les deux armées harcelées s’étaient finalement rejointes.
Des camions, nous gagnâmes le train. Un train stationné sur une voie unique à l’abri d’une forêt de sapins. Il n’y avait pas de gare. Nous embarquâmes dans l’interminable convoi fait de voitures de toutes sortes. Avec les camarades, je fus chargé sur une plate-forme semblable à celle qui, il y avait bien longtemps, nous avait transportés de cette même Pologne en Russie. Aujourd’hui, il n’y avait plus de crainte pour nous d’aller en Russie. Il n’y avait plus de place pour le feldgrau dans ce pays. Aujourd’hui le train roule vers le nord, lentement, avec précaution. La voie pouvait être minée et du ciel pouvaient descendre mille désagréments. Nous remontâmes jusqu’à Lodz, et à Lodz je vis des choses surprenantes.
Nous séjournâmes à peu près trente heures dans cette ville. Le front n’était pas loin et, comme dans toutes les villes proches des opérations, un grand mouvement militaire s’effectuait. Ici, comme plus au sud, on triait, on regroupait. On rayait trente, quarante, cinquante pour cent des noms, figurant sur les listes d’effectifs lorsqu’on les comparait aux groupes amoindris auxquels elles devaient correspondre. Par contre, des soldats aux noms déjà rayés, portés disparus, surgissaient du néant, ressuscités.
Le groupe « Gross Deutschland » possédait, lui aussi, son quartier de ralliement. Il tenait ses appartements dans une confiserie, vidée de toute marchandise, dans la loge attenante d’une concierge et le prolongement d’un vaste couloir. Un grand panneau correctement badigeonné noir sur fond blanc, et un casque blanc stylisé, emblème de l’unité, surmontaient le portail intact sous lequel veillaient deux sentinelles en tenue réglementaire.
— Gross Deutschland division, murmura Lensen. C’est ici.
Il y avait une heure et demie que nous tournions en rond dans la ville quasiment abandonnée des civils, à la recherche du centre de regroupement en question. Le lieutenant Wollers présenta à l’officier la liste des hommes qu’il avait derrière lui, avec les numéros de compagnies, des régiments, voire des groupes. Nous étions environ deux cents.
— Voici la liste de mes compagnons, Herr Hauptmann.
— Mais ce sont des Ruskis que vous me ramenez, Herr leutnant, fit le capitaine en profilant son regard sur le groupe vêtu à la diable que nous formions.
Beaucoup d’entre nous avaient en effet revêtu des vestes russes matelassées.
— Je m’excuse, Herr Hauptmann, il y a eu une pénurie de vêtements.
— Une grande pénurie, dit en souriant l’officier. Enfin, je vous enverrai faire un tour en magasin, vous verrez bien s’il reste quelque chose. Vous ne serez pas longtemps ici, il vous faudra faire vite.
Nous gagnâmes, dans une rue adjacente, ledit magasin qui était, somme toute, bien mieux approvisionné que celui des unités sans appellation. Nous demeurions une unité d’élite ! Quelques-uns reçurent un maigre approvisionnement. Tandis que nous patientions, nous vîmes s’engouffrer dans une grande cour d’usine, une partie des effectifs d’un nouveau bataillon du Volkssturm. Éléments récemment mis sur pied par le Führer, ultimes réserves battant le record des Marie-Louise de la fin de l’Empire napoléonien. Nous dûmes ouvrir des yeux un peu plus grands pour mieux nous rendre compte de quel genre d’hommes était formé ledit bataillon.