– Ça doit avoir chaud, les bonnes sœurs, l'été, remarqua Soliman.
Le silence retomba dans le camion. L'église sonna midi. Une voiture de police déboucha de la rue latérale et se gara devant la gendarmerie. Adamsberg en descendit avec Aimont et deux gendarmes. Il fit un signe en direction de la bétaillère et entra dans le bâtiment derrière ses collègues. Le soleil chauffait la place à blanc. La religieuse, sous l'ombre clairsemée du platane, n'avait pas bougé.
– “Abnégation, sacrifice de soi, renoncement”, dit Soliman. Elle attend une visite, ajouta-t-il avec un sourire. Une Visitation.
– Tais-toi, Sol, dit le Veilleux. Tu me déranges.
– Et qu'est-ce que tu fais?
– Tu le vois bien. Je veille.
L'église sonna le quart et Adamsberg sortit seul de la gendarmerie, traversant la longue place pavée pour rejoindre la bétaillère. Quand il fut à mi-chemin, le Veilleux se propulsa brusquement hors du camion, se cassa la gueule sur les marches et s'écrasa sur le trottoir.
– Couche-toi, mon gars! hurla-t-il de toute sa voix.
Adamsberg sut que c'était pour lui. II se jeta au sol pendant qu'une détonation explosait dans le silence. Le temps que la religieuse vise à nouveau, il s'était rué derrière le banc et l'avait saisie au cou, l'étranglant de son bras gauche. Son bras droit, en sang, pendait le long de son corps. Camille et Soliman s'étaient figés, le cœur battant à rompre.
Camille réagit la première, sauta du camion et se précipita vers le Veilleux, qui, toujours allongé sur le trottoir, ricanait en marmonnant “C'est bien, mon gars, c'est bien”. Quatre gendarmes couraient vers Adamsberg.
– Si tu ne me lâches pas, hurla la fille, je leur tire dedans!
Les gendarmes s'immobilisèrent à cinq mètres du banc.
– Et s'ils tirent, je flingue le vieux! ajouta-t-elle, en pointant son arme vers le Veilleux, toujours cloué au sol, les épaules reposant sur le bras de Camille. Et je vise bien! Demandez à ce salopard si je ne vise pas bien!
Il se fit un silence de plomb sur la place, chacun se raidissant, piégé dans sa posture. Adamsberg, tenant toujours la fille serrée au cou, approcha ses lèvres de son oreille.
– Ecoute-moi, Sabrina, dit-il doucement.
– Lâche-moi, salaud! cria-t-elle d'une voix essoufflée. Ou je démolis le vieux et tous les flics de ce bled d'enculés!
– J'ai retrouvé ton garçon, Sabrina.
Adamsberg sentit la fille se tendre sous son bras.
– Il est en Pologne, continua-t-il, les lèvres collées à la coiffe grise de religieuse. Un de mes hommes est là-bas.
– Tu mens! dit Sabrina dans un murmure haineux.
– Il est près de Gdansk. Baisse ton arme.
– Tu mens! cria la fille en haletant presque, le bras toujours tendu, tremblant.
– J'ai sa photo dans ma poche, continua Adamsberg. On l'a prise il y a deux jours, là-bas, à la sortie de l'école. Je ne peux pas l'attraper, tu m'as blessé au bras. Et si je te lâche, tu me tires dedans. Qu'est-ce qu'on fait, Sabrina? Tu veux voir sa photo? Tu veux le récupérer? Ou tu veux dézinguer tout le monde et ne jamais le revoir?
– C'est un piège, siffla Sabrina.
– Laisse venir un des gendarmes. Il prendra la photo et il te la montrera. Tu le reconnaîtras. Tu verras que je ne mens pas.
– Pas un flic.
– Un homme désarmé alors.
Sabrina réfléchit quelques instants, haletant toujours sous la pression du bras.
– D'accord, souffla-t-elle.
– Sol! appela Adamsberg. Viens ici lentement, les bras écartés.
Sol descendit du camion et se dirigea vers le banc.
– Avance par-derrière, jusqu'à moi. Dans ma poche intérieure gauche, il y a une enveloppe. Ouvre-la, prends la photo. Montre-la-lui.
Sol s'exécuta, sortit de l'enveloppe le portrait noir et blanc d'un petit garçon d'environ huit ans, et le plaça devant le visage de la fille. Sabrina baissa les yeux vers l'image.
– Laisse la photo sur le banc maintenant, Sol. Retourne au camion. Alors, Sabrina?Tu reconnais le petit?
La fille hocha la tête.
– On va le récupérer, dit Adamsberg.
– Il ne le rendra jamais, souffla Sabrina.
– Crois-moi que oui. Il le rendra. Baisse ton arme. Je tiens beaucoup au vieux qui est couché par terre. Je tiens beaucoup aux deux qui sont dans le camion. Je tiens aux quatre flics qui sont devant et que je ne connais pas plus que toi. Je liens à ma peau. Et je tiens à toi. Si tu bouges, ils te canarderont. C'est très mauvais de blesser un flic.
– Ils vont m'emmener en tôle.
– Ils t'emmèneront où je dirai. C'est moi qui m'occupe de toi. Baisse ton arme. Donne-la-moi.
Sabrina abaissa le bras, tremblant de tout son corps maigre, et laissa tomber l'arme au sol. Adamsberg lâcha lentement son cou, fit signe aux gendarmes de reculer, contourna le banc et la ramassa. Sabrina se recroquevilla sur elle-même et explosa en sanglots. Il s'assit près d'elle, lui ôta avec soin sa coiffe grise, caressa les cheveux roux.
– Lève-toi, dit-il doucement. Un de mes hommes va venir te chercher. Il s'appelle Danglard. Il te ramènera à Paris, et là, tu m'attendras. J'ai encore à faire ici. Mais tu m'attendras. Et on ira chercher le garçon.