C'est le 15 août 1812. Ce samedi, il a quarante-trois ans ! Il passe en revue sa Garde qui l'acclame. Point de
Debout, il écrit quelques lignes :
« Mon amie, je t'écris de dessous ma tente, car je suis en chemin pour me porter sur Smolensk. Ma santé est fort bonne. Les détails que tu me fais du petit roi sont fort intéressants. Il est bien heureux de te voir à côté de lui. Adieu, mon amie, tout à toi.
« Ton fidèle
« Nap. »
Il regarde Smolensk, ses remparts de brique, ses coupoles, les collines qui l'entourent et dominent la rive gauche du Dniepr sur laquelle la ville est bâtie. Ce pont, là, est situé au point de rencontre des routes qui conduisent à Saint-Pétersbourg et à Moscou.
Il écoute les rapports. La ville est défendue. Des cosaques ont même réussi à encercler le maréchal Ney, qui a eu le collet de son habit déchiré par une balle tirée à bout portant.
Il observe à la lunette les mouvements de troupes russes sur le pont. Les unes rentrent dans la ville, les autres la quittent. Les Russes se préparent-ils à une nouvelle retraite ?
Il sollicite l'avis de Caulaincourt, mais il l'imagine. Le grand écuyer pense que les Russes vont se retirer.
Il observe longuement la ville où, dans la nuit, commencent à s'allumer des incendies.
- Si c'est ainsi, en m'abandonnant une de leurs villes saintes, les généraux russes déshonorent leurs armées aux yeux de leurs propres sujets, dit-il.
Il marche devant son bivouac.
- Cela me donnera une bonne position, reprend-il. Nous les éloignerons un peu pour être tranquilles. Je me fortifierai. Nous nous reposerons et, sous ce point d'appui, le pays s'organisera et nous verrons comment Alexandre se trouvera de ce parti-là. Mon armée sera plus formidable, ma position plus menaçante que si j'avais gagné deux batailles. Je m'établirai à Vitebsk. Je mettrai la Pologne sous les armes et je choisirai plus tard, s'il le faut, entre Moscou et Saint-Pétersbourg.
Il voit le visage de Caulaincourt, ceux de Berthier et des aides de camp s'épanouir. Ils veulent tous et ils espèrent cela. Et c'est sans doute la sagesse. Mais est-il donc encore possible d'être sage ?
Tout à coup, deux explosions énormes embrasent le ciel. Les Russes ont dû faire sauter leurs dépôts de munitions. La ville tout entière brûle, illuminant le ciel. Tout l'horizon semble en feu.
Il est fasciné par ce spectacle, attiré par lui.
- C'est une éruption du Vésuve, dit-il. N'est-ce pas, que c'est un beau spectacle, monsieur le grand écuyer ?
Il frappe sur l'épaule de Caulaincourt, qui tressaille.
- Horrible, Sire, murmure le grand écuyer.
- Bah, reprend Napoléon, rappelez-vous, messieurs, ce mot d'un empereur romain : le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.
Il rentre dans Smolensk le mardi 18 août. Des morts partout, parmi les décombres qui brûlent. À l'odeur de fumée se mêle celle des cadavres qui commencent à se décomposer. Il chevauche lentement, lance des ordres. Qu'on enlève les morts, qu'on ramasse les blessés, qu'on éteigne les incendies et qu'on recense les subsistances trouvées en ville.
Il s'installe dans la maison du gouverneur. On y étouffe. L'odeur de mort a imprégné toutes les pièces. Il jette son épée sur une table.
- La campagne de 1812 est terminée, dit-il d'un ton las.
Il s'assied, allonge ses jambes. Il les sent lourdes, enflées dans les bottes. Il commence à écrire.
« Mon amie, je suis à Smolensk depuis ce matin. J'ai pris cette ville aux Russes après leur avoir tué trois mille hommes et blessé plus du triple. Ma santé est fort bonne. La chaleur est excessive. Mes affaires vont bien. Schwarzenberg a battu les Russes à deux cents lieues d'ici.
« Nap. »
Il se sent mieux avec la nuit qui tombe, plus fraîche. Le prince Schwarzenberg a donc battu les Russes. Bon allié autrichien !
- Cela donne une couleur à l'alliance. Ce canon retentira à Pétersbourg, dans la salle du trône de mon frère Alexandre. C'est un bon exemple pour les Prussiens. Ils se piqueront peut-être d'honneur.
Et en même temps il est soucieux. En Suède, Bernadotte a favorisé la signature d'une alliance anglo-russe. Ce Français s'apprête à trahir ! Les dépêches qui arrivent d'Espagne annoncent des victoires de Wellington. Marmont a été battu. Joseph a abandonné Madrid. Certes, à quelque chose malheur est bon.
- Les Anglais sont occupés, dit-il à Caulaincourt. Ils ne peuvent quitter l'Espagne pour aller me faire des échauffourées en France ou en Allemagne. Voilà ce qui m'importe.