Il faut passer, vite, avant l'arrivée de Koutousov ou les attaques de Wittgenstein et de Tchitchakov. Il faut donc construire un pont, des ponts. Il s'impatiente. L'armée, comme une cohue débandée, vient peu à peu s'agglutiner sur la rive gauche de la Bérézina. Ici, le destin se compte en heures, en minutes, et non en jours ou en semaines.
Il arpente les bords du fleuve. Il regarde cette eau couler, qui aurait pu, qui aurait dû être prise par la glace.
Il s'avance sur le pont consumé. Il s'arrête au bord du vide. Les poutres noircies pendent dans le fleuve. Le destin peut-il s'arrêter là ? Il reconnaît le général Corbineau, qui a longtemps servi en Espagne, qui vient avec sa division de refouler les troupes de Wittgenstein. Corbineau s'approche. Il connaît un gué sur la Bérézina, explique-t-il. Il vient de le franchir. La rivière, à cet endroit, a cent mètres de large, le fond n'est qu'à deux mètres. Un paysan qu'ils ont arrêté a révélé le passage en face du village à Studianka.
Tout à coup, Napoléon se souvient. C'est là que, le 29 juin 1708, le roi de Suède Charles XII, après sa campagne d'Ukraine, a traversé la Bérézina.
Tel est le destin.
Il se rend au galop jusqu'au gué. Il faut lancer deux ponts, l'un pour l'infanterie, l'autre pour l'artillerie. Il sent qu'il va réussir à échapper au piège. Qu'il ne se laissera pas encercler par quatre armées russes.
Mais c'est l'instant décisif, celui où toute l'énergie doit se concentrer sur l'action à laquelle, depuis des jours, on pense.
Il faut, dit-il, tromper les Russes, se porter sur Borissov, leur faire croire que l'armée va passer là, et pendant ce temps il faut construire les ponts.
Il convoque le général Éblé.
Il connaît ce vieil officier,
Tout, maintenant, dépend de lui et de ses hommes. L'eau est glacée. Il le sait. Les pontonniers ont faim. Mais ils doivent construire ces ponts. Ils ont entre leurs mains le sort de ce qui reste de la Grande Armée.
Il les passe en revue. Ce sont encore des soldats.
Il les voit commencer à travailler, le corps plongé dans la rivière, puis glissant sur de petits radeaux, les bras dans l'eau, enfonçant les piles, les chevalets.
Il reste sur le pont tout le jour. Il leur parle. Il leur distribue lui-même du vin. À deux heures de l'après-midi, le jeudi 26 novembre 1812, le premier pont est achevé.
Napoléon est à l'entrée du pont. D'abord doivent passer les troupes d'Oudinot, qui sont encore en formation militaire. Elles crient : « Vive l'Empereur ! » Elles vont refouler sur la rive droite les Russes de Tchitchakov afin de permettre le passage des autres corps. Celui de Davout traverse, musique en tête. Le maréchal Victor doit rester sur la rive est pour contenir Koutousov, et la division du général Partouneaux doit se sacrifier à Borissov pour empêcher Wittgenstein d'avancer vers Studianka.
Napoléon est calme. Il ne sera pas fait prisonnier. Il demeure à l'entrée du pont pendant que, ce vendredi 27 novembre 1812, la Garde passe sur la rive droite.
Il voit s'avancer la voiture du maréchal Lefebvre, mais à l'intérieur il reconnaît une femme, la comédienne française Louise Fusil, qui n'a pas voulu demeurer à Moscou où elle vivait.
- N'ayez pas peur, dit-il d'une voix posée, allez, allez, n'ayez pas peur.
Il sait pourtant que tout peut changer en quelques minutes. Déjà, le pont sur lequel passe l'artillerie s'est brisé, a été reconstruit, s'est brisé à nouveau, a été réparé une nouvelle fois. Les troupes russes attaquent. Elles vont bombarder les ponts. Comment ces quinze mille traînards, ces isolés, ces rôtisseurs qui ne se pressent pas de passer, même quand les ponts sont vides, et qui préfèrent rôtir leur morceau de cheval en campant sur la rive est, passeront-ils ?
Il voit ce qui reste de la cavalerie franchir le fleuve près du pont avec, sur chaque cheval, un fantassin en croupe.
Il reste un long moment ainsi, cependant que la nuit tombe tout à coup et que le vent se lève. L'obscurité est d'encre, le froid n'a jamais été aussi vif, peut-être - 30°. La Bérézina va être à nouveau prise par les glaces. Et les Russes traverseront même si les ponts sautent.
Il se retire lentement, passe sur la rive ouest.