Ici, permettez-moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’oeil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au coeur de notre technique: “das Gestell”. L`a encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. Andr'e Pr'eau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette id'ee de “ramener de gr'e ou de force `a la raison”, “passe” quelque chose de l’irr'esistible mouvement de fond inh'erent `a la vis'ee technicienne. Mais voil`a qui ne doit pas arr^eter notre r'eflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’`a comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’`a parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo-europ'eenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est-ce un pur hasard si, `a cette 'epoque qui est la n^otre, les productions de l’art contemporain sont nomm'ees, par ceux qui les r'ealisent, des “installations”?
Les st`eles, ch`eres `a Victor S'egalen, sont aux installations, dans le m^eme rapport que la tevcnh vis `a vis de la technique.
“Das Gestell”, ce mot o`u Heidegger cherche `a dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai-je dit) parle en toute clart'e. C’est d’abord un mot de la langue courante (o`u il d'esigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des 'el'ements destin'es `a se structurer en vue de former: un b^ati, un support, un chassis). Mais il est d'ej`a parlant rien que par sa composition. Le pr'efixe ge-, partout pr'esent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unit'e, celle qui vient du fait que se r'eunisse, se rassemble — quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier — stell, stellen — nous l’avons d'ej`a remarqu'e, signale une mani`ere tr`es pr'ecise de poser: poser debout, disposer relativement `a une verticalit'e.
Nous n’avons pas, semble-t — il, de terme francais o`u cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe `a Heidegger vient quasiment de lui-m^eme au premier plan. C’est notre mot: “consommation” — `a condition toutefois de le prendre `a rebours de son sens habituel (la consommation d’'energie). Si l’on oriente l’'ecoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme vari'et'e de sommations en lesquelles l’humanit'e plan'etaire se voit d'esormais somm'ee de ne plus rien viser (`a commencer par elle-m^eme) que sous le visage sommaire de la totalit'e. Nous acc'edons manifestement au foyer de la question d`es que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’^etre cern'ee.
Dans sa lettre, Jean Beaufret ne dit pas un mot concernant cette sommation totale. C’est qu’`a ce propos le requiert une autre question: d’o`u vient la sommation de poser, de disposer, d’installer qui anime la technique comme si c’'etait son foyer? Nous devons redoubler de prudence, car se demander d’o`u cela vient — malgr'e les apparences — ce n’est en aucune facon s’interroger sur une “origine” (ce mot entendu encore au sens habituel). Ce n’est pas demander quelle est la provenance de la technique, mais: ^etre apr`es `a questionner son avenance.
Pour ne pas nous y perdre, suivons plus que jamais Jean Beaufret. La question de la technique, a-t — il 'ecrit, demande que l’on remonte par del`a Aristote jusqu’`a H'eraclite parce que cette question des questions “dem Geheimnis selbst entspricht”. Si nous ne donnons pas `a chacun des mots leur sens le plus rempli, nous ne sommes tout simplement plus l`a o`u nous a men'e jusqu’ici Jean Beaufret. Voyons-les donc un `a un.
Le verbe: Entsprechen. C’est parler (sprechen) en disant le mot qui est un vrai r'epondant, en ce qu’il tire de ce dont il parle (ent-) ce qu’il tente de nommer. Cette parole qui r'epond, elle r'epond `a…, pour autant qu’elle r'epond de….`A quoi r'epond-elle, et de quoi? “Dem Geheimnis selbst”.
Avec ce mot de “Geheimnis” nous rencontrons `a nouveau le pr'efixe ge-, et dans la m^eme acception de rassemblement. “Geheimnis” a couramment le sens de notre “secret”. Ce mot: “secret”, il suffit de l’entendre parler latin, c’est—`a-dire venir de