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“Lichtung”, Jean Beaufret l’entendait, à juste titre, comme “éclaircie”. “L’éclaircie dans la forêt” correspond exactement à l’allemand “Waldlichtung”. C’est la clairière, où la densité des arbres cesse d’être compacte. Pourquoi ne pas en rester à “éclaircie” ou “clairière”? Pour une raison simple, à savoir que le mot Lichtung, comme l’a remarqué Heidegger lui‑même, et comme il y insiste, n’a pas — malgré les apparences — rapport au substantif “das Licht” (la lumière)[102]. Exactement comme l’anglais “light”, l’adjectif “licht” [son doublet “leicht” est aujourd’hui plus en usage] a bien l’acception du latin levis, ce qui est léger, rapide.

Le verbe “lichten” n’a donc pas, contrairement à ce que l’on croit (tant que l’on relie l’adjectif “licht” au substantif das Licht: la lumière) le sens d’apporter de la lumière, mais bien celui d’enlever à ce qui est trop dense de sa compacité. Une autre nuance précieuse vient s’ajouter, celle de la locution “den Anker lichten”, “lever l’ancre”. C’est la nuance du départ. Quand vous avez levé l’ancre pour de bon, tous les rivages connus ne tardent pas à disparaître derrière vous.

Avec sa terminaison typique, Lichtung doit s’entendre comme un mot qui désigne un mouvement où quelque chose s’accomplit. “Die Lichtung” n’est pas un lieu, tant s’en faut. Avec elle, quelque chose a lieu, quelque chose ayant directement à voir avec un désancrage, qui vous libère pour partir au loin, le cœur léger.

Il se trouve que, pour dire le fait de rendre léger et muable, notre langue connaît, sans qu’il se confonde avec alléger, son presque homonyme: allégir. Alléger, c’est tout simplement ôter du poids. Allégir dit très finement la manière dont ce qui est trop compact est rendu plus délié. Allégir, en effet, c’est, partout où s’en présente la possibilité, ôter tout ce qui est en excès. Allégir est ainsi bien plus près d’affiner que d’alléger. Encore faut‑il ne pas prendre de manière trop superficielle cet affinement.

On peut lire dans Le Père Goriot, au début du deuxième chapitre, une lettre de Laure de Rastignac à son frère, où est rapporté ce que se demandait leur sœur Agathe: “Est‑ce que le bonheur nous allégirait?”. S’agissant du bonheur, comment douter encore qu’allégir puisse concerner quelque chose de superficiel. Le bonheur allégit de tout ce qui vous accable, mais à la manière dont les écailles tombent des yeux — c’est—à- dire selon cette économie souveraine où un changement infime, en apparence, bouleverse entièrement ce qui jusqu’alors semblait avoir atteint sa forme intangible.

Allégir a pour particularité fondamentale de mener ce qui est allégi à ne plus rien comporter en lui qui soit superflu ou extérieur, de le libérer de tout ce qui n’est pas lui, de le mettre enfin en état d’être soi et rien que soi.

Entendre en ce mot d’“allégie” cette libération qui est départ vers soi, et nous voilà, je crois, nous‑mêmes en état de comprendre ce que dit “Lichtung” chez Heidegger. Tout comme le verbe “lichten”, ce mot est présent chez lui depuis toujours, et dessine pour ainsi dire l’une des voies de cheminement auxquelles il a été le plus fidèle et qu’il a suivies avec le plus de fruit. “Lichtung”, allégie, en effet, aident — une fois nommées en nos langues — à s’approcher de là où devient possible de penser ce que les Grecs ont éprouvé et appelé: ajlhvqeia — et que la philosophie d’après les Grecs conçoit sous le nom de vérité.

Ce que Jean Beaufret écrit, il importe que nous le comprenions dans son mouvement. Car ce mouvement est tout particulièrement exemplaire. Exemplaire pour nous qui sommes à présent nous aussi après à questionner la technique. Dans la dernière version que j’ai donnée de ce fragment de lettre, j’ai tenté d’en faire paraître la scansion en répétant le verbe sur lequel Jean Beaufret oriente son attention: le verbe “répondre”.

Quand on est vraiment — en questionnant — après la technique, c’est une généalogie très singulière qui vient s’exposer de soi‑même. Mais d’une manière si inhabituelle, que l’on est soudain ailleurs que dans un type connu de discours. Le passage du français à l’allemand n’est que l’indice visible d’un décalage beaucoup plus troublant.

Disons‑le sans circonlocutions: lorsque Jean Beaufret et Heidegger parlent de “secret”, ils se trouvent en réalité l’un comme l’autre absolument ailleurs que là où l’on croit qu’ils sont. “Secret”, n’en déplaise aux simplificateurs, n’a rien à voir avec “mystère”. Le secret auquel nous convie d’avoir attention Jean Beaufret, c’est «das verborgene “Daß”, durch das die ganze Lichtungsgeschichte des Seyns getragen ist.»

“Daß” (en grec o{ti, en latin quod) n’est autre que la conjonction du constat — le constat que c’est ainsi.

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