Il fallait qu'elle, Catherine, entendît la leçon, qu'elle rejoignît Arnaud, qu'elle ne le quittât plus jamais, où qu'il lui plût d'aller. A ce seul prix, ils deviendraient À Tours, la maison de Jacques Cœur et ses entrepôts s'étendaient le long de la Loire, près de la barbacane du Grand Pont, juste derrière la muraille qui défendait la ville aussi bien contre d'éventuelles agressions que contre les dangereuses crues du fleuve. Ses voisins immédiats étaient le grand couvent des Jacobins et les grosses tours du château royal que venaient lécher les grèves de Saint-Libart.
Le pelletier de Bourges, l'homme qui s'était juré de rendre au royaume santé financière et prospérité et qui, pour le moment, se contentait d'être le plus puissant et le plus imaginatif de ses négociants, possédait là, comme en d'autres villes importantes, une maison et des magasins où tant que durait le jour s'affairaient commis et portefaix.
Lui-même vivait continuellement à cheval, galopant sans cesse d'un comptoir à l'autre, de Bourges à Montpellier, où était la majeure partie de son commerce, de Montpellier à Narbonne, à Marseille, dont le port l'intéressait, à Lyon où il avait noué de puissantes amitiés, à Clermont ou bien à Tours et Angers.
A trente-six ans, Maître Jacques Cœur était un homme mince et élégant, mais d'une exceptionnelle vigueur et qui paraissait doué d'un si grand don d'ubiquité que ses ennemis - il en avait déjà -
chuchotaient qu'il avait dû faire un pacte avec le Diable.
En revenant de Chinon, après sa décevante audience, Catherine eut la joie de le trouver à son comptoir de Tours qui, du fait de sa présence, avait pris une activité dévorante.
Naturellement, Jacques n'avait pas permis que son amie retournât dans une auberge. Il avait exigé qu'elle s'installât chez lui avec ses deux compagnons et l'avait confiée aux soins de Dame Rigoberte, la vigoureuse gouvernante qui tenait sa demeure tourangelle continuellement prête à le recevoir.
Les deux amis s'étaient retrouvés avec une joie profonde. La vieille complicité qui les liait tirait ses racines du cœur lui-même, de l'estime mutuelle et d'une certaine tendresse. C'était un sentiment complexe fait à la fois d'amitié amoureuse, car Catherine n'avait jamais ignoré le désir qu'elle inspirait à Jacques et qui, d'ailleurs, ne la choquait pas, mais tissé aussi de cette qualité forte et joyeuse dont sont faites les amitiés d'hommes.
Jacques Cœur avait recueilli Catherine, Sara et Arnaud, quand ils étaient poursuivis par la haine du tout- puissant La Trémoille. Il leur avait permis de fuir et de regagner leurs terres d'Auvergne. Mais d'autre part, quand Jacques s'était trouvé démuni de tout, après le naufrage de la galée de Narbonne qui le ramenait d'Orient, c'était Catherine qui, en lui confiant le plus beau de ses joyaux, le diamant noir hérité de son défunt époux, Garin de Brazey, lui avait permis de prendre un nouveau départ et de hisser son négoce là où il était parvenu.
Enfin, c'était sur l'un des navires de Jacques Cœur que les Montsalvy avaient pu quitter le royaume maure de Grenade et regagner la France.
C'est dire que les trois premiers soirs du séjour de Catherine avaient été amplement occupés par l'évocation de leurs souvenirs communs et par le plaisir de se redécouvrir après plus d'une année.
Jacques s'émerveillait de retrouver son amie inchangée, toujours aussi belle, bien sûr, mais aussi toujours habitée par la même ardeur de vivre et le même courage en face d'événements capables d'abattre un homme moins brave.
— Si je n'avais Macée et les enfants, lui dit-il un soir, et si vous n'étiez vous aussi mère et épouse, je crois que je vous aurais enlevée, séquestrée, faite mienne par tous les moyens, si haute dame que vous soyez, car les sommets où vous vivez ne me font pas peur et je sais qu'avant peu j'arriverai à vous rejoindre.
— Vous nous dépasserez tous, Jacques. Vous serez l'homme le plus puissant de France, l'un des plus riches d'Europe, sinon le plus riche. Vos projets... ces ports, ces mines que vous ouvrez, ces émissaires que vous envoyez aux quatre coins de l'horizon... tout cela donne le vertige.
— Ce n'est rien encore. Vous verrez dans quelques années... Je bâtirai un palais... que malheureusement je ne pourrai vous offrir...
Mais, ajouta-t-il gaiement, ce que je peux toujours vous offrir maintenant, ce sont quelques sacs de beaux saluts d'or1 sonnants et trébuchants, qui représentent vos revenus... et autre chose encore.
Il se levait, quittait la table où tous deux finissaient de souper. La fenêtre de la pièce ouvrait sur un petit jardin intérieur. Des herbes aromatiques y poussaient, mais aussi le chèvrefeuille et le jasmin, dont la senteur faisait oublier l'odeur des rues, avec leurs ruisseaux charriant des immondices, et celle de la vase du fleuve, où s'attardaient des relents de poisson.
1 Les « saluts » d'or portaient, ciselés, la salutation de l'Ange à la Vierge lors de l'Annonciation.