Jacques, lui non plus, ne disait plus rien. Mécontent, jaloux de sentir qu'elle lui échappait de nouveau, qu'Arnaud de Montsalvy triomphait encore, il la regardait à la dérobée avec un sourd désespoir. Ses yeux brillaient comme des étoiles, simplement parce qu'elle avait sauvé la tête d'un homme dont, pour le moment, elle ignorait même où il se trouvait, d'un homme qui n'hésiterait jamais à mettre sa femme et sa famille dans les pires embarras ! Et demain, elle allait partir, traverser un pays pavé de dangers, dans le seul espoir d'embrasser sa mère une dernière fois, au risque d'arriver trop tard et d'avoir joué sa vie pour rien.
Mais elle était ainsi : pour ceux qu'elle aimait, rien n'était jamais trop pénible ou trop difficile.
« Si seulement un jour... un seul jour, elle pouvait m'aimer de cette façon-là ! Je serais l'homme le plus riche et le plus heureux du monde
! Mais c'est un autre qu'elle aime et, cet autre, je l'envie, je le déteste...
je voudrais le voir mort ! »
Abrité par la nuit qui les enveloppait, Jacques Cœur haussa les épaules et offrit au ciel étoilé un sourire plein d'amertume. C'était vrai, il haïssait Arnaud de Montsalvy... mais dès demain il lancerait les nombreux agents qu'il possédait par tout le royaume dans le but de le retrouver. Simplement, pour ne plus voir pleurer Catherine...
Une partie de la forêt flambait sur la voûte noire et opaque du ciel, une nuée rouge montait, zébrée de longues flammes éclatantes. Une épaisse fumée roulait sur les cimes encore intactes, rabattue par le vent d'est qui venait de se lever.
C'était une nuit faite pour le Diable ! L'air chargé de flammèches était étouffant, avec une odeur âcre où le bois brûlé se mêlait à la chair calcinée.
Là-bas, vers le cœur brûlant de l'incendie, les cris se faisaient encore entendre, mais plus faibles et plus déchirants. Ce n'étaient plus les hurlements de tout à l'heure, où la peur se mêlait à la douleur.
C'étaient de longues plaintes haletantes, d'affreux gémissements arrachés à des corps repus de souffrance qui n'avaient plus la force de crier vraiment. De loin en loin, un grondement de tonnerre se faisait entendre, menaçant comme un avertissement céleste, mais il ne couvrait qu'un instant les bruits affreux du village saccagé...
Tapis dans un fourré épais, Catherine et ses jeunes compagnons n'osaient bouger, retenant même leur souffle comme si les bandits au travail avaient pu les entendre. La jeune femme fermait les yeux et appuyait ses mains sur ses oreilles de toutes ses forces pour ne plus voir, ne plus entendre, recrue à la fois d'horreur et de fatigue. Jamais elle n'avait imaginé que ce voyage haletant se muerait en une descente aux Enfers, une effroyable chute au fond de l'horreur qui durerait des jours...
Le cauchemar avait commencé dès que l'on eut passé la Loire, à Gien. Jusque-là, à travers les sables et les plates forêts solognots, il n'avait été que monotone. Mais après... Terres désolées s'étendant à perte de vue, villages réduits à des carcasses noircies et désertes, récoltes brûlées, ruines calcinées, cadavres à demi décomposés pourrissant à la face du Ciel sans que personne songeât seulement à leur donner une sépulture, moutiers croulants sur l'herbe séchée des cimetières, châteaux rasés quand leurs murailles n'étaient pas assez fortes pour résister à la horde, puits souillés, gonflés de cadavres entassés, tout cela, ces misères, cette horreur, c'étaient les traces laissées par ceux que l'on nommait, avec épouvante, les Ecorcheurs.
Plus féroces peut-être que n'avaient été jadis les Grandes Compagnies, ils étaient apparus quelques semaines, à peine, après la signature du traité d'Arras qui avait mis fin à la guerre entre France et Bourgogne.
Jusque-là gens de guerre au service de l'un ou l'autre chef, la paix pour eux signifiait une tranquillité et une vie rangée dont ils ne voulaient pas. Le goût de l'aventure, l'impossibilité de trouver d'autres moyens d'existence, l'habitude aussi de vivre sur le pays en rançonnant, pillant et détroussant indifféremment amis ou ennemis, transformèrent les troupes mercenaires en routiers, brigands, impitoyables bandits qui à leurs victimes laissaient à peine la peau sur le dos, en Écorcheurs enfin !
Us étaient français, allemands, espagnols, flamands ou écossais, mais tous se lançaient à la curée et le royaume, qui avait déjà tant souffert de la guerre, allait souffrir plus encore de la paix.
Le traité d'Arras, pour ces gens, n'était qu'un chiffon déshonorant et ce fut avec un appétit aiguisé qu'ils se jetèrent sur les terres bourguignonnes en clamant, pour se donner meilleure conscience, qu'en cette affaire d'Arras, le Roi avait été volé. Et puis, meilleur prétexte encore, l'Anglais tenait toujours certaines bastilles et, en allant les attaquer, on ravageait d'un cœur joyeux le pays traversé.