Pourtant, au soir triomphal qui avait marqué la grande fête d'automne et le baptême d'Isabelle, Arnaud avait promis à sa femme qu'ils ne se quitteraient plus jamais, qu'elle pourrait le suivre quand il repartirait en guerre. Mais, deux mois plus tôt, Catherine avait pris froid. Elle était toute dolente, incapable en tout cas d'une longue chevauchée par un temps aussi rude. Et la dame de Montsalvy avait eu l'impression bizarre que son seigneur était assez satisfait d'une circonstance qui le dispensait de tenir une promesse, visiblement parvenue dans son esprit à l'état d'enfantillage.
— De toute façon, lui avait-il dit en manière de consolation tandis que, les yeux pleins de larmes, elle le regardait essayer son armure, il ne t'aurait pas été possible de me suivre. Les combats vont être rudes.
L'Anglais s'accroche au sol de France comme un sanglier forcé à sa bauge. Et il y a les enfants, le fief, tous nos gens. Ils ont besoin de leur châtelaine, ma mie.
— N'ont-ils donc pas besoin aussi de leur seigneur ? Il leur a manqué si longtemps.
Le dur et beau visage d'Arnaud de Montsalvy s'était fermé. Un pli de contrariété avait rapproché ses noirs sourcils.
— Us auraient besoin de moi si quelque danger sérieux les menaçait. Mais, grâce à Dieu, il n'y a plus d'ennemis capables de nous menacer dans nos montagnes. L'Auvergne n'a plus depuis longtemps de places fortes anglaises et ceux dont les sympathies auraient pu, par amitié pour Bourgogne, pencher de ce côté n'osent plus se manifester.
Quant aux routiers, leur temps est révolu. Il n'y a plus d'Aymerigot Marchés menaçant nos terres et nos bourses. Mais le Roi doit achever de reprendre la terre que Dieu lui a donnée. Et il ne pourra se dire roi de France tant que Paris sera entre les mains de l'Anglais. Je dois y aller, mais, quand les combats cesseront et que nous fêterons les victoires, je t'appellerai. Jusque-là, je te le répète, tu ne cours aucun danger, mon cœur. D'ailleurs, je te laisse Josse et les plus aguerris de mes soldats...
Les plus aguerris, peut-être, mais surtout les plus vieux. Ceux qui préféraient certainement chauffer leurs articulations raidies par les rhumatismes au feu du corps de garde en buvant du vin chaud, plutôt que veiller aux créneaux interminablement pendant les nuits humides.
Le plus jeune, c'était Nicolas Barrai, leur chef, qui approchait la quarantaine, un âge très mûr à une époque où l'on ne faisait guère de vieux os. Il est vrai qu'il y avait l'autre seigneur du pays, Bernard de Calmont d'Olt et sa trentaine de moines et que, ceux-là, Arnaud savait au juste quelle sorte d'hommes ils étaient.
Il avait donc quitté Montsalvy par un matin de givre, fièrement campé sur son destrier moreau avec sa bannière qui flottait au vent acide du plateau. De sable et d'argent, sinistre, elle contrastait avec les pennons gaiement colorés qui voltigeaient au bout des lances de ses chevaliers.
Il y avait là les meilleurs représentants de la noblesse environnante qui, tous, avaient tenu à l'honneur de suivre le comte de Montsalvy à la rescousse de la capitale : les Roquemaurel de Cassaniouze, les Fabrefort de Labesserette, les Sermur, le seigneur de La Salle et celui de Villemur, tous escortés de leurs gens, tout joyeux de s'en aller en guerre autant qu'écoliers en vacances...
Et Catherine, qui, du chemin de ronde, les avait regardés s'éloigner sous les nuages bas et les bourrasques de vent, n'avait pas vu Arnaud se retourner une seule fois pour lui adresser un dernier adieu. Elle sentait même que, s'il avait pu, il aurait mis son cheval au galop afin de rejoindre plus vite ses frères d'armes, les autres capitaines du Roi, La Hire, Xaintrailles, Chabannes, tous ces hommes pour qui la vie ne valait qu'en raison du danger couru, des coups et des victoires remportées et qui tissaient, entre Catherine et son belliqueux époux, cette tapisserie de haute lice, faite d'acier et de sang, dont les motifs se relevaient, hauts en couleur, sur l'or brûlant des matins de victoire et l'azur des bannières royales dressées en face des lignes noires de l'ennemi. Il y avait aussi les longues années de fraternité, les souvenirs communs, gais ou tragiques, les blessures reçues ensemble et dont le sang se mêle aux bassins des barbiers, après avoir rougi les mêmes mottes d'herbe foulée.
La vie des hommes entre eux ! Celle qui n'appartient qu'à eux et où toute femme, même la plus aimée, n'est qu'une intruse !
« Ses amis lui tiennent à cœur plus que moi », avait- elle pensé alors.