— Mais, bon sang, comprenez donc qu'avant d'être parrain de Mademoiselle de Montsalvy, il est d'abord le chef suprême des armées du Roi. Un chef à qui même les princes du sang doivent obéissance absolue ! Votre Arnaud n'est pas frère du Roi, que je sache, et, cependant, il a désobéi aux ordres donnés !
Puis, comme il voyait les yeux de Catherine s'emplir de larmes et ses doigts jouer nerveusement avec une boulette de pain, il ajouta, bourru :
— Maintenant, cessez de bouder contre votre ventre ! Laissez-moi vous servir un peu de cet appétissant palmipède et ne vous croyez pas déshonorée ou simplement trahie parce nous aurons partagé le pain et le sel ! Nourrissez-vous, que diable ! Et puis écoutez-moi...
Vaincue, elle se laissa faire et, tout en emplissant l'écuelle de son invitée, Tristan fit enfin le récit de ce qui s'était passé, le 17 avril au matin, aux abords de la Bastille.
— Quand la ville fut nôtre et que l'espoir abandonna ses précédents maîtres, ils ne pensèrent plus qu'à vendre chèrement leur vie et coururent s'enfermer derrière les murs de la Bastille qui leur paraissaient les plus solides de tout Paris. Ils étaient environ cinq cents, tant Anglais que citadins dévoués à leur cause, et il y avait là, outre sir Robert Willoughby et ses hommes, le seigneur Louis de Luxembourg, Chancelier pour le roi d'Angleterre, l'évêque de Lisieux, Pierre Cauchon, quelques notables aussi parmi lesquels un grand bourgeois de la rue d'Enfer, Guillaume Legoix, maître de la Grande Boucherie...
Catherine eut un sursaut et s'écria :
— Pierre Cauchon ? Guillaume Legoix ? Vous êtes sûr?
— Très sûr, voyons ! Pourquoi ? Vous les connaissez ?
— Les connaître ? Ah ! Dieu ! oui, je les connais !
Comment est-ce possible ? Passe encore pour Cauchon dont chacun en France sait la part criminelle qu'il a prise et la responsabilité qu'il porte dans la mort de Jeanne la Pucelle... mais ce Legoix ?...
— Ne vous imaginez pas que la vie à la campagne m'a rendue stupide, Tristan ! coupa Catherine avec impatience. Si je dis que je les connais, j'entends par là, personnellement... et pas pour mon bien, hélas ! Il y a beaucoup de choses de ma vie que vous ignorez ; entre autres celle-ci : la nuit qui a suivi la mort de Jeanne que nous avions tenté de sauver avec une poignée de braves gens, Arnaud et moi, Cauchon nous a fait coudre tous les deux dans un sac de cuir et jeter à la Seine ! Nous n'en sommes sortis que par la grâce de Dieu et le courage de l'un de nos compagnons. Quant à Guillaume Legoix... c'est mon cousin !
Instantanément, la figure de Tristan l'Hermite se figea dans la stupeur.
— Votre cousin ? articula-t-il. Comment cela ?
— Parce qu'avant de me nommer Catherine de Brazey, puis Catherine de Montsalvy, j'ai été Catherine Legoix, tout uniment. Mon père et Guillaume Legoix étaient cousins germains. Seulement le cousin est aussi l'homme qui, voici vingt-trois ans, au mois d'avril 1413, au temps de la grande émeute cabochienne, a massacré le frère aîné de mon époux : Michel de Montsalvy, alors écuyer de la duchesse de Guyenne...
— Qui est maintenant l'épouse du Connétable...
— Exactement ! Michel est mort au seuil de notre maison où je l'avais caché. La populace l'a déchiré et Legoix... d'un coup de tranchoir... l'a achevé. Il y avait du sang... du sang partout et j'ai vu cette horreur avec mes yeux de treize ans. J'ai failli en devenir folle, mais Dieu m'a fait la charité de m'ôter la conscience tandis que les furieux pendaient mon père et mettaient le feu à ma maison. Ma mère et moi... avons trouvé refuge dans la Cour des Miracles, tandis que Caboche enlevait ma sœur et la violait ! C'est là que j'ai rencontré ma bonne Sara... Elle m'a soignée... sauvée...
Au fil des paroles se renouait celui des souvenirs.
Devant les yeux de Catherine, les images d'autrefois renaissaient et, au fond de sa mémoire, elle retrouvait, comme un trésor enfoui depuis longtemps, ses impulsions adolescentes dans leur fraîcheur première.
Vingt-trois ans pourtant !... vingt-trois ans que son cœur d'enfant avait lancé son premier cri d'amour, sitôt suivi d'une plainte d'agonie.
C'était hier, en vérité, qu'elle avait vu Michel abattu sous ses yeux, alors qu'elle avait tout risqué pour l'arracher à la mort. Elle l'avait aimé spontanément, au premier regard, comme la fleur en bouton éclate au soleil levant. En une seconde, il était devenu tout son univers et elle avait cru mourir de sa mort atroce.
Longtemps, longtemps ensuite, elle avait gardé la certitude que son cœur si profondément navré ne revivrait plus jamais... jusqu'à ce soir pluvieux où, sur une route du Nord, la trame relâchée du destin avait brusquement resserré ses fils en jetant, presque sous ses pas, le seul être capable de lui faire oublier le tendre et cruel amour de ses treize ans, remplacé à cette minute par la plus insensée, la plus brûlante et la plus merveilleuse des passions.