«Ch`ere et excellente amie.
[217]Votre lettre du 13 m’a caus'e une grande joie. Vous m’aimez donc toujours, ma po'etique Julie. L’absence, dont vous dites tant de mal, n’a donc pas eu son influence habituelle sur vous. Vous vous plaignez de l’absence — que devrai-je dire moi, si«La nouvelle de la mort du comte Безухов nous est parvenue avant votre lettre, et mon p`ere en a 'et'e tr`es affect'e. Il dit que c’'etait l’avant-dernier repr'esentant du grand si`ecle, et qu’`a pr'esent c’est son tour; mais qu’il fera son possible pour que son tour vienne le plus tard possible. Que Dieu nous garde de ce terrible malheur! Je ne puis partager votre opinion sur Pierre que j’ai connu enfant. Il me paraissait toujours avoir un coeur excellent, et c’est la qualit'e que j’estime le plus dans les gens. Quant `a son h'eritage et au r^ole qu’y a jou'e le prince Basile, c’est bien triste pour tous les deux. Ah! ch`ere amie, la parole de notre divin Sauveur qu’il est plus ais'e `a un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est `a un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, cette parole est terriblement vraie; je plains le prince Basile et je regrette encore davantage Pierre. Si jeune et accabl'e de cette richesse, que de tentations n’aura-t-il pas `a subir! Si on me demandait ce que je d'esirerais le plus au monde, ce serait d’^etre plus pauvre que le plus pauvre des mendiants. Mille gr^aces, ch`ere amie, pour l’ouvrage que vous m’envoyez, et qui fait si grande fureur chez vous. Cependant, puisque vous me dites qu’au milieu de plusieurs bonnes choses il y en a d’autres que la faible conception humaine ne peut atteindre, il me para^it assez inutile de s’occuper d’une lecture inintelligible; qui par l`a m^eme ne pourrait ^etre d’aucun fruit. Je n’ai jamais pu comprendre la passion qu’ont certaines personnes de s’embrouiller l’entendement, en s’attachant `a des livres mystiques, qui n’'el`event que des doutes dans leurs esprits, exaltant leur imagination et leur donnent un caract`ere d’exag'eration tout-`a-fait contraire `a la simplicit'e chr'etienne. Lisons les Ap^otres et l’Evangile. Ne cherchons pas `a p'en'etrer ce que ceux-l`a renferment de myst'erieux, car, comment oserions-nous, mis'erables p'echeurs que nous sommes, pr'etendre `a nous initier dans les secrets terribles et sacr'es de la Providence, tant que nous portons cette d'epouille charnelle, qui 'el`eve entre nous et l’Eternel un voile imp'en'etrable? Bornons-nous donc `a 'etudier les principes sublimes que notre divin Sauveur nous a laiss'e pour notre conduite ici-bas; cherchons `a nous y conformer et `a les suivre, persuadons-nous que moins nous donnons d’essor `a notre faible esprit humain et plus il est agr'eable `a Dieu, Qui rejette toute science ne venant pas de Lui; que moins nous cherchons `a approfondir ce qu’il Lui a plu de d'erober `a notre connaissance, et plut^ot Il nous en accordera la d'ecouverte par Son divin esprit.