– Un personnage ne doit jamais être le même à la fin qu'au début, dis-je. Sinon on se demande à quoi ça a servi qu'il vive tout ce bordel. Quand tu penses que j'ai passé plus de cinquante ans de ma vie à adapter le réel, gommer toutes ses petites aspérités, l'orienter côté soleil ou côté pluie à ma guise. Toi qui fais encore partie de ce monde, tu dois savoir s'ils se sont enfin décidés à voter des lois contre des gens comme nous?
– Toujours pas.
– Les cons…
Il pose doucement sa tête de côté et ferme les yeux. Arrête ça immédiatement, Louis!
– Ne t'inquiète pas, ce n'est pas encore pour tout de suite. Va te promener et repasse me voir dans la soirée.
Je ne me le fais pas dire deux fois.
Après un verre de Chianti et une bonne grosse salade de tomates comme on n'en trouve plus dans aucune partie du globe, je suis retourné le voir. Une légère appréhension s'est dissoute au seuil de sa chambre. Par la fenêtre grande ouverte, il regarde du fond de son lit une colline qui rougeoie au loin dans la lumière du soir. Serein. Le genre de sérénité qui n'a rien pour rassurer.
– Qui est cette dame en bas, Louis?
– Une fille qui n'a jamais quitté la contrée. Nous sommes devenus des espèces d'amis, à la longue.
– Elle est douce. Elle est jolie.
– Seulement voilà, quand nous nous sommes connus, je n'avais plus beaucoup de battements de cœur à lui offrir. J'en avais juste assez pour moi.
Je laisse traîner ma main sur une tablette, près d'un livre. Il en profite pour la saisir et la serrer dans la sienne sans cesser de regarder sa colline.
– Je suis crevé, Marco.
– Tu as toujours aimé te plaindre.
– Regarde dans le tiroir de la table de chevet.
Il libère ma main, j'ouvre le tiroir et en sors un gros cahier de brouillon jauni. Je le feuillette avec un soin extrême de peur qu'il ne tombe en poussière. Chaque page est bourrée de griffonnages et d'annotations, de gribouillis de toutes sortes. Je reconnais l'écriture du Vieux.
– Une relique de l'époque.
– Celle où tu travaillais pour les Italiens?
– Je t'ai déjà raconté?
– Il y a trente ans.
– Tant mieux, j'ai intérêt à m'économiser. Tu te souviens de toutes les divagations qui nous traversaient la tête pendant la Saga?
– Les films qu'on n'écrirait jamais, les idées les plus inavouables, les dialogues les plus absurdes, les répliques les plus gonflées, tout ce qu'on n'oserait jamais montrer à des producteurs.
– Avec les ritals, nous passions notre temps à écrire, boire, manger et raconter ce genre de bêtises. J'avais la fâcheuse habitude de tout noter au lieu de laisser s'envoler tout ça dans la légèreté du moment. Vingt années de films perdus sont consignées dans ce cahier. Des répliques qu'aucun acteur n'a jamais prononcées, et des idées, en pagaille, des idées qui nous vaudraient directement la prison si on les divulguait. Je t'en fais cadeau. Tu peux utiliser le matériel ou le ranger dans un tiroir comme je l'ai fait. Tu es seul juge.
– Je ne peux pas accepter, Louis.
– Qu'est-ce que tu veux que Loretta en fasse? Ça va partir dans une benne à ordure!
Une quinte de toux interminable ponctue ce petit accès d'autorité. Son masque grisâtre devient écarlate, je ne sais pas quoi faire pour le secourir sinon lui taper dans le dos. Contre toute attente, ça le calme. Il reprend lentement son souffle.
– Si un jour tu revois les deux autres, dis-leur que je n'ai jamais cessé de penser à eux. Le sourire de Mathilde, les coups de gueule de Jérôme. Et surtout le regard de Tristan perdu devant son écran.
Tout à coup, il s'agrippe très fort à mon bras, le temps d'un spasme, autant dire un siècle.
– Je vais appeler Loretta…
– Pas tout de suite!
Nouveau spasme. J'ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l'aider à se coucher sur le côté.
– Je préfère fermer les yeux, continue de parler, dit-il.
– …
– Dis quelque chose, c'est ce que tu as de mieux à faire.
J'hésite encore. Le temps va me manquer. Prends ton courage à deux mains, Marco. Ou tu le regretteras le reste de ton existence.
– Tu sais, Louis… Il y a un point sur lequel on pourrait échanger deux ou trois mots, toi et moi. Mais je ne suis pas sûr que tu sois d'accord.
– C'est le moment ou jamais d'essayer.
Il a foutrement raison, le Vieux. C'est le moment ou jamais.
– Quelque chose me tracasse depuis le début, Louis. Mine de rien, j'y ai gambergé souvent. J'ai retourné ça dans ma tête des centaines de fois. Des milliers de fois. À la longue c'est même devenu comme un défi pour le scénariste que tu m'as aidé à devenir.
– Un problème de scénario? Tu ne pouvais pas mieux trouver. Je vais mourir en scène, comme Molière.
– Trente ans que j'analyse tous les paramètres de cette histoire. Que je fouille toutes les hypothèses. A tel point que j'en suis arrivé à la seule version à peu près crédible.
– Tu étais le meilleur de nous quatre.
– C'est à propos de la mort de Lisa. Ta Lisa…
– …