— C’est ma femme qui va rouspéter, bavoche Pinuche.
— D’accord, lui dis-je, ça fait désordre… Mais enfin tu n’y es pour rien.
L’autre, très autruche d’esprit, se lamente :
— Si ç’avait pas été de cette charognerie de sapin, jamais on aurait creusé aussi profondément…
— Merci, dit Béru, pincé. Moi qui croyais te faire plaisir ! Un sapin que j’ai eu un mal fou à déterrer du bois de Vincennes !
Voilà que la crémaillère tourne au vinaigre. Il faut convenir qu’en fait de hors-d’œuvre, c’est gagné.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? tranche le Gros.
Pinaud tire sur sa moustache de rat d’égout.
— Si ça ne vous ennuyait pas, on irait déjeuner… Après on verrait.
Je comprends qu’il ne tient pas à gâcher la réunion, le roi du slogan sur nouilles.
— O.K., remets cette personne en place, enjoins-je à Béru. Pinaud a raison, nous statuerons plus tard. Pour l’instant, inutile de parler de ça aux dames, ça leur couperait l’appétit.
CHAPITRE III
Dans lequel le déballage se poursuit
Dire que le déjeuner est plein d’entrain serait exagérer. Mais enfin il se déroule normalement. De temps à autre, mes collègues et moi-même échangeons des regards entendus. Mme Pinaud vante le charme de l’endroit. Elle dit que lorsque son acolyte prendra sa retraite, ils viendront se retirer ici.
— Nous arrivons à un âge où il faut faire son trou, conclut-elle.
Là-dessus, Béru éclate d’un rire qui constelle de grains de riz la robe de sa femme. Pinaud semble très malheureux. Avouez que c’est pas de bol ! Gagner une maisonnette et savoir qu’il y a un cadavre de femme dans le jardin…
— Vous semblez préoccupé, commissaire ? demande Mme Pinaud.
— Je rêvasse, dis-je. Ce calme est tellement reposant.
— Comment trouvez-vous la blanquette ?
— Aux petits oignons, chère madame !
— Il y en a qui mettent des os à moelle dedans, déclare la baleine à moustache en remplissant son assiette.
— Je sais, fait la mère Pinuche, vexée sur les bords, mais le boucher d’ici n’avait plus d’os.
— Si le boucher n’a pas d’os, je peux vous dire où en trouver, commence le Gros qui en est à son seizième godet de juliénas.
Pinaud lui fait les gros yeux… Notre collègue se rabat alors sur la blanquette. C’est un match au finish qui démarre entre lui et sa bonne femme. La baleine marque un essai en finissant sa seconde assiettée de blanquette ; elle réussit la transformation en s’octroyant une nouvelle porcif aussi monstrueuse que les précédentes. Du tac au tac, Béru opère une sortie en touche à quelques centimètres des poteaux. Il fait une passe de sauce à sa cravate, réussit un drop-goal au gros rouge et égalise. Mêlée confuse sur la marmite pour savoir lequel des deux va la torcher. Dans les deux camps on talonne ferme, puis force reste à la moustache. Le Gros doit se contenter de lécher la cuiller. À la mi-temps sa morue (le) mène (par le bout du nez et) par 8 à 5. La salade d’endives remet tout en question. C’est Béru qui bloque le saladier en premier et qui le déverse dans son auge. Celle-ci est tellement pleine qu’il en dégringole jusque dans sa braguette. Il néglige cet excédent pour le moment, le réservant pour la bonne bouche et s’élance à grandes fourchetées. C’est du Puig-Aubert de la bonne année. Quelque chose d’aussi titanesque que le France-Écosse, qui se déroule en ce moment à Colombes. La bataille connaît sa pleine âpreté aux fromages. Les deux conjoints (joints par M. le maire) font un arrêt de volée et, cette fois, c’est la vioque qui éventre le calendos et ratiboise le gruyère. Elle se l’adjuge en presque totalité, ne laissant aux autres qu’une douzaine de trous pour le cas où ils voudraient faire une partie de golf… Devant ce déchaînement, le Gros se replie sur des positions préparées à l’avance par les caves Nicolas. Il finit le bordeaux, décapite le brouilly et s’en téléphone trois gorgeons. Il ne se tient plus, la victoire maintenant ne peut plus lui échapper. Dans un élan superbe notre homme se farcit la moitié de la tarte aux pommes, onze petits-fours emboutis par sa nana et quatorze bananes.
Il s’arrête, violet, repu, heureux, la bouche luisante comme un jeu de cartes de tripot, l’œil illuminé, plus boa que le roi des constrictors ; pour tout dire, vainqueur !
Nous nous retenons d’applaudir.
— Nous allons aller prendre le café dans le jardin, propose Mme Pinaud.
Son bonhomme me fait un signe éperdu.
— Je trouve quant à moi que nous sommes très bien ici, n’est-ce pas, M’man ? interviens-je.
Je fais du pied à Félicie pour qu’elle renchérisse. Précaution superfétatoire. Il suffit que je dise blanc pour que ma brave vieille cavale chercher un paquet de Persil !
— Mais naturellement ! Vous vous êtes donné assez de mal comme ça, chère madame Pinaud !
Le vieux crabe me regarde. Ouf ! sauvés par le gong !
Il m’adresse alors un message muet, qui, traduit en clair, signifie S.O.S. Je me lève et m’approche de la porte. Il vient m’y rejoindre.