Dans cette partie de jardin j’avais planté un légume qu’on m’avait donné et qui était presque inconnu dans notre village, – des topinambours. On m’avait dit qu’il produisait des tubercules bien meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient le goût de l’artichaut, du navet et plusieurs autres légumes encore. Ces belles promesses m’avaient inspiré l’idée d’une surprise à faire à mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantais mes tubercules dans mon jardin ; quand ils poussaient des tiges, je lui laissais croire que c’était des fleurs ; puis un beau jour, quand le moment de la maturité était arrivé, je profitais de l’absence de mère Barberin pour arracher mes topinambours, je les faisais cuire moi-même, comment ? je ne savais pas trop, mais mon imagination ne s’inquiétait pas d’un aussi petit détail, et quand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servais mon plat.
Qui était bien étonnée ? Mère Barberin.
Qui était bien contente ? Encore mère Barberin.
Car nous avions un nouveau mets pour remplacer nos éternelles pommes de terre, et mère Barberin n’avait plus autant à souffrir de la vente de la pauvre
Et l’inventeur de ce nouveau mets, c’était moi, moi Rémi ; j’étais donc utile dans la maison.
Avec un pareil projet dans la tête, on comprend combien je devais être attentif à la levée de mes topinambours ; tous les jours je venais regarder le coin dans lequel je les avais plantés, et il semblait à mon impatience qu’ils ne pousseraient jamais.
J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait.
Que me voulait-il ?
Je me hâtai de rentrer à la maison.
Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens.
Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi.
Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que le matin Barberin l’avait envoyée au village.
Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis :
– Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas.
Et j’éclatai en sanglots.
– Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi, je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très-amusants. Qu’as-tu à regretter ?
– Mère Barberin ! mère Barberin !
– En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en me prenant rudement par l’oreille ; monsieur ou l’hospice, choisis !
– Non ! mère Barberin !
– Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vas faire.
– Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du cœur, c’est bon signe.
– Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.
– Maintenant, aux affaires.
Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin en un tour de main, fit disparaître dans sa poche.
– Où est le paquet ? demanda Vitalis.
– Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.
Vitalis défît ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.
– Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis, vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.
– Il n’en a pas d’autres.
– Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?
– Rémi.
– Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, en avant, marche !
Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.
Il fallut marcher.
Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.
Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour.
Je me mis à appeler :
– Maman, mère Barberin !
Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot.
Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.
– Bon voyage ! cria Barberin. Et il rentra dans la maison. Hélas ! c’était fini.
– Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis. Et sa main tira mon bras.
Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien.