– Elle est jolie, ta glissade ! me dit Mattia.
Et je n’eus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ce que c’était qu’une barre.
Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima ces mouvements de roulis et de tangage au navire, ce fut aussi la mer qui, au large, se trouva être assez grosse.
Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps ne parlait plus, se souleva brusquement.
– Qu’as-tu donc ? lui dis-je.
– J’ai que ça danse trop et que j’ai mal au cœur.
– C’est le mal de mer.
– Pardi, je le sens bien !
Et après quelques minutes il courut s’appuyer sur le bord du navire.
Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade ; j’eus beau le prendre dans mes bras et appuyer sa tête contre ma poitrine, cela ne le guérit point ; il gémissait, puis de temps en temps se levant vivement, il courait s’accouder sur le bord du navire, et ce n’était qu’après quelques minutes qu’il revenait se blottir contre moi.
Alors, chaque fois qu’il revenait ainsi, il me montrait le poing, et, moitié riant, moitié colère, il disait :
– Oh ! ces Anglais, ça n’a pas de cœur.
– Heureusement.
Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nous étions en vue de hautes falaises blanches, et çà et là on apercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua et notre navire glissa sur l’eau tranquille presque aussi doucement que sur un canal. Nous n’étions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement on les devinait à travers les brumes du matin : nous étions entrés dans la Tamise.
– Nous voici en Angleterre, dis-je à Mattia. Mais il reçut mal cette bonne nouvelle, et s’étalant de tout son long sur le pont :
– Laisse-moi dormir, répondit-il.
Comme je n’avais pas été malade pendant la traversée, je ne me sentais pas envie de dormir ; j’arrangeai Mattia pour qu’il fût le moins mal possible, et montant sur les caisses, je m’assis sur les plus élevées avec Capi entre mes jambes.
De là, je dominais la rivière et je voyais tout son cours de chaque côté, en amont, en arrière ; à droite s’étalait un grand banc de sable que l’écume frangeait d’un cordon blanc, et à gauche il semblait qu’on allait entrer de nouveau dans la mer.
Mais ce n’était là qu’une illusion, les rives bleuâtre ne tardèrent pas à se rapprocher, puis à se montrer plus distinctement jaunes et vaseuses.
Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires à l’ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire.
Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais imaginé qu’une rivière pût être aussi peuplée, et si la Garonne m’avait surpris la Tamise m’émerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train d’appareiller et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient fines comme des fils d’araignée.
Derrière lui, notre bateau laissait un sillage écumeux au milieu de l’eau jaune, sur laquelle flottaient des débris de toutes sortes, des planches, des bouts de bois, des cadavres d’animaux tout ballonnés, des bouchons, des herbes ; de temps en temps un oiseau aux grandes ailes s’abattait sur ces épaves, puis aussitôt il se relevait, pour s’envoler avec un cri perçant, sa pâture dans le bec.
Pourquoi Mattia voulait-il dormir ? Il ferait bien mieux de se réveiller : c’était là un spectacle curieux qui méritait d’être vu.
À mesure que notre vapeur remonta le fleuve, ce spectacle devint de plus en plus curieux, de plus en plus beau : ce n’était plus seulement les navires à voiles ou à vapeur qu’il était intéressant de suivre des yeux, les grands trois-mâts, les énormes steamers revenant des pays lointains, les charbonniers tout noirs, les barques chargées de paille ou de foin qui ressemblaient à des meules de fourrages emportées par le courant, les grosses tonnes rouges, blanches, noires, que le flot faisait tournoyer ; c’était encore ce qui se passait, ce qu’on apercevait sur les deux rives, qui maintenant se montraient distinctement avec tous leurs détails, leurs maisons coquettement peintes, leurs vertes prairies, leurs arbres que la serpe n’a jamais ébranchés, et çà et là des ponts d’embarquement s’avançant au-dessus de la vase noire, des signaux de marée, des pieux verdâtres et gluants.
Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensant qu’à regarder, qu’à admirer.
Mais voilà que sur les deux rives de la Tamise les maisons se tassent les unes à côté des autres, en longues files rouges, l’air s’obscurcit ; la fumée et le brouillard se mêlent sans qu’on sache qui l’emporte en épaisseur du brouillard ou de la fumée, puis, au lieu d’arbres ou de bestiaux dans les prairies, c’est une forêt de mâts qui surgit tout à coup : les navires sont dans les prairies.