– Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du tout disposé à attendre à demain pour voir madame Milligan ; pendant ce temps M. James Milligan pourrait tuer Arthur ; je vais aller voir madame Milligan tout de suite et lui dire… tout ce que nous savons ; comme M. Milligan ne m’a jamais vu, il n’y a pas de danger qu’il pense à toi et à la famille Driscoll ; ce sera madame Milligan qui décidera ensuite ce que nous devons faire.
Il était évident qu’il y avait du bon dans ce que Mattia proposait ; je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dans un groupe de châtaigniers qui se trouvait à une courte distance ; là, si par extraordinaire je voyais venir M. James Milligan, je pourrais me cacher.
J’attendis longtemps, couché sur la mousse, le retour de Mattia, et plus de dix fois déjà, je m’étais demandé si nous ne nous étions pas trompés, lorsqu’enfin je le vis revenir accompagné de madame Milligan.
Je courus au-devant d’elle et lui saisissant la main qu’elle me tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et se penchant vers moi elle m’embrassa sur le front tendrement.
C’était la seconde fois qu’elle m’embrassait ; mais il me sembla que la première elle ne m’avait pas serré ainsi dans ses bras.
– Pauvre cher enfant ! dit-elle.
Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes cheveux pour me regarder longuement.
– Oui… oui… murmura-t-elle.
Ces paroles répondaient assurément à sa pensée intérieure, mais dans mon émotion j’étais incapable de comprendre cette pensée ; je sentais la tendresse, les caresses des yeux de madame Milligan, et j’étais trop heureux pour chercher au delà de l’heure présente.
– Mon enfant, dit-elle, sans me quitter des yeux, votre camarade m’a rapporté des choses bien graves ; voulez-vous de votre côté me raconter ce qui touche à votre arrivée dans la famille Driscoll et aussi à la visite de M. James Milligan.
Je fis le récit qui m’était demandé, et madame Milligan ne m’interrompit que pour m’obliger à préciser quelques points importants : jamais on ne m’avait écouté avec pareille attention, ses yeux ne quittaient pas les miens.
Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtemps en me regardant toujours, enfin elle me dit :
– Tout cela est d’une gravité extrême pour vous, pour nous tous ; nous ne devons donc agir qu’avec prudence et après avoir consulté des personnes capables de nous guider ; mais jusqu’à ce moment vous devez vous considérer comme le camarade, comme l’ami, – elle hésita un peu, – comme le frère d’Arthur, et vous devez, dès aujourd’hui, abandonner, vous et votre jeune ami, votre misérable existence ; dans deux heures vous vous présenterez donc à Territet, à l’hôtel des Alpes où je vais envoyer une personne sûre, vous retenir votre logement ; ce sera là que nous nous reverrons, car je suis obligée de vous quitter.
De nouveau elle m’embrassa et après avoir donné la main à Mattia, elle s’éloigna rapidement.
– Qu’as-tu donc raconté à madame Milligan ? demandai-je à Mattia.
– Tout ce qu’elle vient de te dire et encore beaucoup d’autres choses, ah ! la bonne dame ! la belle dame !
– Et Arthur, l’as-tu vu ?
– De loin seulement, mais assez pour trouver qu’il a l’air d’un bon garçon.
Je continuai d’interroger Mattia, mais il évita de me répondre, ou il ne le fit que d’une façon détournée ; alors nous parlâmes de choses indifférentes jusqu’au moment où, selon la recommandation de madame Milligan, nous nous présentâmes à l’hôtel des Alpes. Quoique nous eussions notre misérable costume de musiciens des rues, nous fûmes reçus par un domestique en habit noir et en cravate blanche qui nous conduisit à notre appartement : comme elle nous parut belle, notre chambre ; elle avait deux lits blancs ; les fenêtres ouvraient sur une verandah suspendue au-dessus du lac, et la vue qu’on embrassait de là était une merveille : quand nous nous décidâmes à revenir dans la chambre, le domestique était toujours immobile attendant nos ordres, et il demanda ce que nous voulions pour notre dîner qu’il allait nous faire servir sur notre verandah.
– Vous avez des tartes ? demanda Mattia.
– Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux groseilles.
– Eh bien ! Vous nous servirez de ces tartes.
– Des trois ?
– Certainement.
– Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ?
À chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se laissa pas déconcerter.
– Ce que vous voudrez, dit-il.
Le garçon sortit gravement.
– Je crois que nous allons dîner mieux ici que dans la famille Driscoll, dit Mattia.
Le lendemain, madame Milligan vint nous voir ; elle était accompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nous prirent mesure pour des habits et des chemises.
Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler, et que le médecin avait assuré qu’elle était maintenant guérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, m’embrassant, tendrement et donnant la main à Mattia.