En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondément touché par cette catastrophe, mais je ne pensais plus aux crêpes ni aux beignets et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.
– Mon père, mon père ! C’était là le mot que je me répétais machinalement.
Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.
J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du bout de son bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsque j’allais l’embrasser, bien au contraire, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle.
– Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table.
Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.
Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à table et commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.
J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.
– Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.
– Ah ! si, il mange bien.
– Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.
Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère Barberin n’était pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.
– Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.
– Non.
– Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.
Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.
Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.
Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.
On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.
Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.
Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.
Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?
Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné ; mais c’était impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.
Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.
Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce n’était pas mère Barberin.
Un souffle chaud effleura mes cheveux.
– Dors-tu ? demanda une voix étouffée.
Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « je me fâche » retentissaient encore à mon oreille.
– Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende.
Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osai point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute.
– Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.
– Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien.
Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.
– Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ?
– Parce que je n’ai pas pu.
– Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?
– On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.
– Ce n’était pas ton enfant.
– Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade.
– Malade ?
– Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer ?
– Et quand il a été guéri ?
– C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le cœur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.
– Mais après ?
– Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là je pouvais bien attendre encore.
– Quel âge a-t-il présentement ?
– Huit ans.
– Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce qu’il y aura gagné.