— Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.
Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.
Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.
Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.
On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.
Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.
Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.
Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?
Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné ; mais c’était impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.
Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.
Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce n’était pas mère Barberin.
Un souffle chaud effleura mes cheveux.
— Dors-tu ? demanda une voix étouffée.
Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « je me fâche » retentissaient encore à mon oreille.
— Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende.
Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osai point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute.
— Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.
— Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien.
Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.
— Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ?
— Parce que je n’ai pas pu.
— Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?
— On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.
— Ce n’était pas ton enfant.
— Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade.
— Malade ?
— Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer ?
— Et quand il a été guéri ?
— C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le cœur. C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.
— Mais après ?
— Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là je pouvais bien attendre encore.
— Quel âge a-t-il présentement ?
— Huit ans.
— Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce qu’il y aura gagné.
— Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.
— Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ?
Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer. Bientôt mère Barberin reprit :
— Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d’aller à Paris.
— Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vache est vendue. Faut-il que quand nous n’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ?
— C’est le mien.
— Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.
— C’est le plus joli enfant du pays.
— Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.
— Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’esprit comme un chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pour nous.
— En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler.
— Et si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ?