Malgré la difficulté qu'il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, je m'étais très vite lié d'une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l'eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l'inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j'étais encore couché. Je n'ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n'avaient absolument rien appris à l'école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait, Céleste me disait: «Oh! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d'un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu'on ne dirait pas qu'il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l'air tout léger, on dirait qu'il est en train d'apprendre à voler. Ah! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches; qu'est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu'il jette son croissant parce qu'il a touché le lit. Allons bon, voilà qu'il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n'ai jamais vu quelqu'un de si bête et de si maladroit que vous.» On entendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à sa soeur: «Allons, Céleste, veux-tu te taire? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme cela?» Céleste n'en faisait que sourire; et comme je détestais qu'on m'attachât une serviette: «Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà qu'il s'est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis.» Elle prodiguait, du reste, les comparaisons zoologiques, car, selon elle, on ne savait pas quand je dormais, je voltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour j'étais aussi rapide que ces écureuils, «tu sais, Marie, comme on voit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne peut pas les suivre.-Mais, Céleste, tu sais qu'il n'aime pas avoir une serviette quand il mange.-Ce n'est pas qu'il n'aime pas ça, c'est pour bien dire qu'on ne peut pas lui changer sa volonté. C'est un seigneur et il veut montrer qu'il est un seigneur. On changera les draps dix fois s'il le faut, mais il n'aura pas cédé. Ceux d'hier avaient fait leur course, mais aujourd'hui ils viennent seulement d'être mis, et déjà il faudra les changer. Ah! j'avais raison de dire qu'il n'était pas fait pour naître parmi les pauvres. Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par la colère comme les plumes des oiseaux. Pauvre _ploumissou_!» Ici ce n'était pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la parole: «Ah! sac à ficelles, ah! douceur, ah! perfidie! rusé entre les rusés, rosse des rosses! Ah! Molière!» (C'était le seul nom d'écrivain qu'elle connût, mais elle me l'appliquait, entendant par là quelqu'un qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les jouer.) «Céleste!» criait impérieusement Marie qui, ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injure nouvelle. Céleste se remettait à sourire: «Tu n'as donc pas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant? Il avait voulu nous faire croire qu'on l'habillait toujours très simplement. Et là, avec sa petite canne, il n'est que fourrures et dentelles, comme jamais prince n'a eues. Mais ce n'est rien à côté de son immense majesté et de sa bonté encore plus profonde.-Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans ses tiroirs maintenant.» Pour apaiser les craintes de Marie je lui demandais ce qu'elle pensait de ce que M. Nissim Bernard faisait. «Ah! Monsieur, c'est des choses que je n'aurais pas pu croire que ça existait: il a fallu venir ici» et, damant pour une fois le pion à Céleste par une parole plus profonde: «Ah! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu'il peut y avoir dans une vie.» Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. «Ah! Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies _données_.-Regarde, Céleste, rien que pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant, quelle distinction! il peut faire les choses les plus insignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France, jusqu'aux Pyrénées, se déplace dans chacun de ses mouvements.»