Si un client de Cottard lui demandait: «Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes?» c'est de la meilleure foi du monde que le professeur répondait: «Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux, du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répondant. On évalue généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame, trente-cinq millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y va pas avec le dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la différence: Mme Verdurin c'est une grande dame, la duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien la nuance, n'est-ce pas? En tout cas, que les Guermantes aillent ou non chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d'Sherbatoff, les d'Forcheville, et _tutti quanti_, des gens de la plus haute volée, toute la noblesse de France et de Navarre, à qui vous me verriez parler de pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus recherche volontiers les princes de la science», ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre béat, amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l'expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot, s'appliquât maintenant à lui, mais qu'il sût enfin user comme il convenait de toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après m'avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l'oeil: «Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que je veux dire?» Il voulait dire ce qu'il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c'était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la connaître sans qu'eussent été amoindries l'opinion que Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d'y être reçu. La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que nous fréquentons n'est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages de théâtre pour l'habillement desquels il est bien inutile qu'un directeur dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand un grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n'étaient pour lui que d'ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu'une habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par quelque hasard, s'ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d'innombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ils s'imaginaient que le salon était le centre des élégances aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que l'aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquentait plus); non, celles dont l'amitié a été l'orgueil de tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et y donnaient les noms de ces femmes et de celles qu'elles recevaient, personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu'importe! Un Cottard a ainsi sa marquise, laquelle est pour lui la «baronne», comme, dans Marivaux, la baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n'a même pas l'idée qu'elle en a jamais eu un. Cottard croit d'autant plus y trouver résumée l'aristocratie-laquelle ignore cette dame-que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l'argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au coeur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices «du vieux temps», c'est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d'étoiles d'or, qu'ils ont le plus la sensation du moyen âge. «La princesse sera à Maineville. Elle voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. A moins que je ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus.-De quoi parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d'avoir été prendre l'air.-Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez bien de celui qui est à mon avis le premier des fins de siècle (du siècle 18 s'entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il avait commencé par promettre d'être un très bon journaliste. Mais il tourna mal, je veux dire qu'il devint ministre! La vie a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi de Prusse, c'est le cas de le dire, et mourut dans la peau d'un centre gauche.»