Dès après le premier dîner que j'avais fait à la Raspelière avec ce qu'on appelait encore à Féterne «le jeune mariage», bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on reconnaît l'écriture entre des milliers. Elle me disait: «Amenez votre cousine délicieuse-charmante-agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir», manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d'avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût-transposée dans l'ordre mondain-qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu'une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang, d'ailleurs; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait: «Elle tient de tante Zélia», on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache, et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La «jeune» marquise me disait dédaigneusement: «Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas, cette femme; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à conséquence.» Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un «impair», déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne «bicherait» pas et qu'il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain-l'élégant, avec les amis de Saint-Loup-ils ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et «faisait bien» dans un dîner; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita seul, pour ne «rien commencer avec la femme». Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne «en petit comité». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait: «