Il ne faut pas l’oublier d’ailleurs: pendant des siècles l’Occident Européen a été en droit de croire que moralement parlant il était seul au monde, qu’à lui seul il élait l’Europe toute entière. Il a grandi, il a vécu, il a vieilli dans cette idée, et voilà qu’il s’aperçoit maintenant qu’il s’était trompé, qu’il y avait à côté de lui une autre Europe, sa sœur cadette peut-être, mais en tout cas sa sœur bien légitime, qu’en un mot il n’était lui que la moitié du grand tout. Une pareille découverte est une révolution tout entière entraînant après elle le plus grand déplacement d’idées qui se soit jamais accompli dans le monde des intelligences.
Est-il étonnant que de vieilles convictions luttent de tout leur pouvoir contre une évidence qui les ébranle, qui les supprime? et ne serait-ce pas à nous de venir en aide à cette évidence, à la rendre invincible, inévitable? Que faudrait-il faire pour cela?
Ici je touche à l’objet même de cette courte notice. Je conçois que le gouvernement Impérial ait de très bonnes raisons pour ne pas désirer qu’à l’intérieur, dans la presse indigène, l’opinion s’anime trop sur des questions bien graves, bien délicates en effet, sur des questions qui touchent aux racines mêmes de l’existence nationale; mais au dehors, mais dans la presse étrangère, quelles raisons aurions-nous pour nous imposer la même réserve? Quels ménagements avons-nous encore à garder vis-à-vis d’une opinion ennemie qui, se prévalant de notre silence, s’empare tout à son aise de ces questions et les résout l’une après l’autre, sans contrôle, sans appel, et toujours dans le sens le plus hostile, le plus contraire à nos intérêts. Ne nous devons-nous pas à nous-même de faire cesser un pareil état de choses? Pouvons-nous encore nous en dissimuler les grands inconvénients? et qu’est-il nécessaire de rappeler le déplorable scandale d’apostasie récente tant politique que religieuse… et ces apostasies auraient-elles été possibles si nous n’avions pas bénévolement, gratuitement livré à l’opinion ennemie le monopole de la discussion?
Je prévois l’objection que l’on va me faire. On est, je le sais, trop disposé chez nous à s’exagérer l’insuffisance de nos moyens, à se persuader que nous ne sommes pas de force à engager avec succès la lutte sur un pareil terrain. Je crois que l’on se trompe; je suis persuadé que nos ressources sont plus grandes qu’on ne se l’imagine; mais même en laissant de côté nos ressources indigènes, ce qui est certain, c’est que l’on ne connaît pas assez chez nous les forces auxiliaires que nous pourrions trouver au dehors. En effet, quelque soit la malveillance apparente et souvent trop réelle de l’opinion étrangère à notre égard, nous n’apprécions pas assez ce que dans l’état de fractionnement où sont tombés en Europe les opinions aussi bien que les intérêts, une grande, une importante unité comme l’est la nôtre, peut exercer d’ascendant et de prestige sur des esprits que ce fractionnement poussé à l’extrême a réduit au dernier degré de lassitude.
Nous ne savons pas assez combien on y est avide de tout ce qui offre des garanties de durée et des promesses d’avenir… comme on y éprouve le besoin de se rallier ou même de se convertir à ce qui est grand et fort. Dans l’état actuel des esprits en Europe, l’opinion publique, toute indisciplinée, toute indépendante qu’elle paraisse, ne demande pas mieux au fond que d’être violentée avec grandeur. Je le dis avec une conviction profonde: l’essentiel, le plus difficile pour nous, c’est d’avoir foi en nous-même; d’oser nous avouer à nous-même toute la portée de nos destinées, d’oser l’accepter tout entière. Ayons cette foi, ce courage. Ayons le courage d’arborer notre véritable drapeau dans la mêlée des opinions qui se disputent l’Europe, et il nous fera trouver des auxiliaires là même où jusqu’à présent nous n’avions rencontré que des adversaires. Et nous verrons se réaliser une magnifique parole, dite dans une circonstance mémorable. Nous verrons ceux-là même qui jusqu’à présent se déchaînaient contre la Russie ou cabalaient en secret contre elle, se sentir heureux et fiers de se rallier à elle, de lui appartenir.