…Le livre de M. de Custine est un témoignage de plus de ce dévergondage de l’esprit, de cette démoralisation intellectuelle, trait caractéristique de notre époque, en France surtout, qui fait qu’on se laisse aller à traiter les questions les plus graves et les plus hautes, bien moins avec la raison qu’avec les nerfs, qu’on se permet de juger un Monde avec moins de sérieux qu’on n’en mettait autrefois à faire l’analyse d’un vaudeville. Quant aux adversaires de M. de Custine, aux soi-disant défenseurs de la Russie, ils sont certainement plus sincères, mais ils sont bien niais… Ils me font l’effet de gens qui, par un excès de zèle, ouvriraient précipitamment leur parasol pour protéger contre l’ardeur du jour la cime du Mont-Blanc… Non, monsieur, ce n’est pas de l’apologie de la Russie qu’il sera question dans cette lettre. L’apologie de la Russie!.. Eh, mon Dieu, c’est un plus grand maître que nous tous qui s’est chargé de cette tâche et qui, ce me semble, s’en est jusqu’à présent assez glorieusement acquitté. Le véritable apologiste de la Russie c’est l’Histoire, qui depuis trois siècles ne se lasse pas de lui faire gagner tous les procès dans lesquels elle a successivement engagé ses mystérieuses destinées… En m’adressant à vous, monsieur, c’est de vous-même, de votre propre pays, que je prétends vous entretenir, de ses intérêts les plus essentiels, les plus évidents, et s’il est question de la Russie, ce ne sera que dans ses rapports immédiats avec les destinées de l’Allemagne.
A aucune époque, je le sais, les esprits en Allemagne n’ont été aussi préoccupés qu’ils le sont de nos jours du grand problème de l’unité germanique… Eh bien, monsieur, vous surprendrai-je beaucoup, vous, sentinelle vigilante et avancée, si je vous disais qu’au beau milieu de cette préoccupation générale un œil un peu attentif pourrait signaler bien des tendances, qui, si elles venaient à grandir, compromettraient terriblement cette œuvre de l’unité à laquelle tout le monde a l’air de travailler… Il y en a une surtout fatale entre toutes… Je ne dirai rien qui ne soit dans la pensée de tout le monde, et cependant je ne pourrais pas dire un mot de plus, sans toucher à des questions brûlantes; mais j’ai la croyance, que de nos jours, comme au Moyen-Age, quand on a les mains pures et les intentions droites, on peut impunément toucher à tout…
Vous savez, monsieur, quelle est la nature des rapports qui unissent, depuis trente ans, les gouvernements de l’Allemagne, grands et petits, à la Russie. Ici je ne vous demande pas ce que pensent de ces rapports telle ou telle opinion, tel ou tel parti; il s’agit d’un fait. Or le fait est que jamais ces rapports n’ont été plus bienveillants, plus intimes, que jamais entente plus sincèrement cordiale n’a existé entre ces différents gouvernements et la Russie… Monsieur, pour qui vit sur le terrain de la réalité et non dans le monde des phrases, il est clair que cette politique est la vraie, la légitime politique de l’Allemagne, sa politique normale, et que ses souverains, en maintenant intacte cette grande tradition de votre époque de régénération, n’ont fait qu’obéir aux inspirations du patriotisme le plus éclairé… Mais encore une fois, monsieur, je ne prétends pas au don des miracles, je ne prétends pas faire partager cette opinion à tout le monde, surtout pas à ceux qui la considèrent comme leur ennemie personnelle… Aussi bien ce n’est pas d’une opinion qu’il s’agit pour le moment, c’est d’un fait, et le fait, ce me semble, est assez visible et assez palpable pour rencontrer peu d’incrédules…
A côté et en regard de cette direction politique de vos gouvernements, ai-je besoin de vous dire, monsieur, quelle est l’impulsion, quelles sont les tendances que depuis une dizaine d’années on travaille sans relâche à imprimer à l’opinion allemande à l’égard de la Russie? Ici encore je m’abstiendrai pour le moment d’apprécier à leur juste valeur les griefs, les accusations de tout genre qu’on ne cesse d’accumuler contre elle avec une persévérance vraiment étonnante. II ne s’agit ici que du résultat obtenu. Ce résultat, il faut l’avouer, s’il n’est pas consolant, est à peu près complet. Les travailleurs sont en droit d’être contents de leur journée. — Cette même puissance que les grandes générations de 1813 saluaient de leur enthousiaste reconnaissance, cette puissance dont l’alliance fidèle, dont l’amitié active et désintéressée n’a pas failli une seule fois depuis trente ans ni aux peuples, ni aux souverains de l’Allemagne, on a réussi, grâce aux refrains dont on a bercé l’enfance de la génération actuelle, on a presque réussi, dis-je, à transformer cette même puissance en épouvantail pour un grand nombre d’hommes appartenant à notre génération, et bien des intelligences viriles de notre époque n’ont pas hésité à rétrograder jusqu’à la candide imbécillité du premier âge, pour se donner la satisfaction de voir dans la Russie l’ogre du XIX-e siècle.