Je vois bien que je n’aurai pas le dernier mot de ton silence et que j’aurai beau ajourner mes écritures, cela ne hâtera pas l’arrivée des tiennes. Mais cette fois-ci, ce n’est pas un silence simple, mais double et triple! Car l’excellent*, lui aussi, n’a pas donné signe de vie depuis son départ de Moscou. De manière que je suis dans la plus entière ignorance de tout ce que je tiens le plus à savoir, comme, p ex, quand, où et comment il a rejoint Marie, comment, cette jonction faite, ils sont revenus à Ovstoug — etc. etc. Enfin, si toutes ces choses s’étaient passées en Australie, elles ne m’auraient pas été plus profondément inconnues…
Il est assurément très malheureux et quelque peu niais que l’on tienne tant à savoir des choses que d’autre part on se soucie si peu de vs apprendre… Mais, susceptibilité à part, j’ai beau faire, je ne puis m’empêcher dans mes moments de spleen de me laisser à des mouvements d’inquiétude, et la profonde sécurité qui m’entoure ici ne fait que m’irriter, sans me rassurer le moins du monde.
Et cependant ce matin encore, à l’heure de la messe, je me suis laissé transporter en imagination dans l’église d’Ovstoug, où je vous ai vu tous successivement arriver, les uns après les autres, jouissant d’avance de la surprise que vous éprouvriez de m’y voir. Puis, la messe finie, nous sommes rentrés tous ensemble par cette allée, si bien connue de mon enfance, et puis on m’a servi mon déjeuner sur le balcon, du côté du jardin inférieur… Marie faisait le thé, toi, tu causais, comme d’habitude, avec la Nounu*, et moi — avec Polonsky. Les garçons étaient je ne sais où… Et voilà de ces hallucinations qui me hantent, sans que j’y pense, à travers toutes les préoccupations politiques qui vont se compliquant et s’aggravant de jour en jour.
Je t’ai dit, ce me semble, que j’avais écrit à Gortchakoff pour lui rendre compte de l’accueil que Moscou avait fait à ses dépêches. Il m’a fait répondre, par Jomini*, une lettre que je t’enverrai dès qu’elle me reviendra, car elle court la ville. Comme fait, elle ne t’apprendra rien de nouveau, mais considérée comme profession de foi elle ne laisserait rien à désirer, si ce n’est la certitude qu’on y restera fidèle. Mais c’est là malheureusement ce sur quoi on peut le moins compter. Un incident, qui date d’hier, ne justifie que trop ces doutes et ces craintes.